Appel à la formation de Comités Unitaires sur le Travail Étudiant

Ce texte est une archive provenant du site Dissident.es (2015-2020)

Le mouvement étudiant québécois est à un point tournant de son existence. Depuis la déconfiture de la FEUQ et l’expansion monstre de l’ASSÉ après la grève de 2012, on assiste à une reconfiguration des forces en présence qu’il faudrait être en mesure de saisir avec toute l’acuité qu’exigent les époques de transition. Forte d’une décennie de lutte et d’organisation, l’ASSÉ est parvenue, lors de cette grève, à s’imposer dans le paysage politique du Québec comme jamais depuis sa création. Mais alors que les frais de scolarité étaient indexés suite aux élections qui donnèrent le coup de grâce à la grève, l’espoir engendré par cet élargissement massif de l’ASSÉ se transformerait vite en désespoir. Bientôt les militant.es[1] les plus sincères s’en détourneraient et les autres s’y confondraient entièrement, en faisant de celle-ci un tremplin vers la politique partisane ou le syndicalisme professionnel.

Face au constat que l’ASSÉ n’était plus le véhicule de changement et de lutte sociale qu’elle se proposait d’être depuis sa fondation, des militant.es se sont organisé.es de manière autonome à travers les Comités Printemps 2015. Leur travail a démontré qu’il était encore possible de mettre sur pied une campagne politique à partir de la base militante opérant sur les campus, indépendamment du contrôle des représentant.es étudiant.es. Or, le mot d’ordre de ces comités, à savoir l’opposition aux politiques d’austérité et aux projets d’hydrocarbures, est difficilement parvenu à lier leur projet politique aux éléments les plus concrets de la condition étudiante, ce qui explique en partie les tribulations qu’a connues la grève du printemps 2015. Tout en proposant l’idée d’une grève étudiante qui serait non seulement faite au nom de toute la société, mais qui pourrait déboucher sur une grève de toute la société — la fameuse grève sociale — les Comités Printemps 2015 n’ont pas formulé des revendications permettant de définir la situation de l’étudiant.e à l’intérieur de celle-ci. Ladite société a donc eu le beau jeu, suivant le mépris et l’infantilisation des étudiant.es qu’on lui connaît, d’affirmer que les grévistes se mêlaient de choses ne les concernant aucunement, les marginalisant et les livrant ainsi à une forte répression. Il est vrai qu’une grève étudiante a le potentiel de dépasser les enjeux strictement corporatistes et d’avoir un impact sur l’ensemble de la vie sociale, mais pour ce faire, elle doit être en mesure d’articuler à travers ses revendications le rapport social en vertu duquel les étudiant.es contribuent à cette vie, et donc à partir duquel il leur est possible d’avoir un impact sur elle. Comme il sera affirmé tout au long du numéro du CUTE Magazine dont la distribution débutera dans les prochains jours, ce rapport social en est un de production, dans le cadre duquel l’activité des étudiant.es est utilisée, voire exploitée par la société. Par conséquent, s’il est vrai que la population étudiante a la possibilité et le devoir d’intervenir politiquement, par la grève ou par d’autres moyens, c’est en tant que productrice qu’elle doit le faire, c’est-à-dire en mettant de l’avant sa contribution concrète à la mise en oeuvre de la vie sociale. C’est dans cette optique les textes rédigés dans le cadre du CUTE Magazine pose la question du travail étudiant, et par extension, du salaire que mérite ce travail.

L’hiver dernier, le Syndicat étudiant du cégep Marie-Victorin (SECMV) a adopté un mandat de campagne politique portant sur l’enjeu du travail étudiant. Parmi les éléments revendiqués dans le cadre de cette campagne, on trouve « le plein salaire pour tout.es les étudiant-es en situation de stage à tout ordre d’enseignement», « l’abolition de la contribution parentale dans le calcul de l’aide financière aux études », « la gestion collégiale (entre étudiant-e-s, professeur-e-s, et employé-e-s) des institutions d’enseignement » ainsi que « la valorisation et l’utilisation concrète de la production étudiante par la mise en place d’un programme à cet effet au collégial comme au niveau universitaire »; le tout «dans une perspective de reconnaissance des études comme un travail intellectuel méritant un salaire et des conditions convenables».

Suite à l’adoption de ce mandat, un comité a été créé par la base militante du campus, tout en demeurant indépendant du Syndicat étudiant — le Comité unitaire sur le travail étudiant (CUTE). L’objectif du CUTE Marie-Victorin est de démystifier certains aspects méconnus de la condition étudiante, particulièrement sa situation financière et les conséquences sociales et psychologiques qu’elle implique. La première mission du comité est de faire prendre conscience à la population étudiante que les stages non rémunérés, qui sont la norme au Cégep et dans bon nombre de programmes professionnels, ne sont rien de moins que des situations d’exploitation qui doivent être dénoncées haut et fort. Le temps passé en stage est un temps travaillé qui mérite d’être considéré au même titre que dans n’importe quel emploi rémunéré. La cueillette de témoignages et l’organisation de séances d’information et de mobilisation sur la condition des stagiaires et sur la revendication d’une rémunération pour tous les stages seront donc à l’ordre du jour dans les prochains mois à Marie-Victorin. Le comité a d’ailleurs l’intention d’appuyer activement la grève des stages et de l’internat en psychologie et travaillera à l’élargissement du mouvement dans les autres programmes techniques et professionnels. À plus long terme, le comité travaillera aussi sur la revendication du salariat étudiant universel, c’est-à-dire d’une rémunération pour quiconque fait des études supérieures, revendication parfois discutée à travers l’histoire du mouvement étudiant mais vouée à l’oubli depuis maintenant trop longtemps.

Le CUTE-MV est un comité entièrement autonome, autant par rapport aux différentes organisations étudiantes nationales que par rapport au SECMV. Les militant.es qui s’y impliquent ne le font pas sur la base d’un quelconque parti pris institutionnel (comme c’est le cas dans les associations étudiantes, dont la plupart sont membres de fédérations nationales) mais en vertu de leur intérêt pour la question du travail étudiant et pour la revendication du salariat étudiant universel. Ce mode d’organisation comporte l’avantage inestimable de permettre une décentralisation de la vie politique au sein du mouvement étudiant. Plutôt que de centraliser les budgets dans un comité de mobilisation menotté aux mandats d’AG et donc à la tradition et au statu quo d’une association étudiante particulière, différents groupes politiques s’identifiant à différentes tendances pourraient coexister et bénéficier de support logistique pour leur activité. Tout cela afin de rendre possible une vie politique animée par la confrontation entre elles de tendances conflictuelles au sein des instances telles que les AG, les comités de mobilisation et les conseils exécutifs[2].

Dans la mesure où l’on souhaite provoquer un changement social d’envergure, le stade affinitaire de l’activité politique doit nécessairement être dépassé par l’action collective des organisations de masse. Cependant ces dernières, en vertu de leur logique interne, sont conduites à faire taire les débats entre tendances politiques conflictuelles sans lesquels la force du nombre devient le poids écrasant de l’hégémonie et du statu quo. Voilà une contradiction bien réelle qu’il faudrait regarder en face plutôt que tenter d’en disposer à l’aide d’un tour de passe-passe logique, aussi habile soit-il. L’union de tendances politiques potentiellement conflictuelles autour d’un enjeu rassembleur tel que le travail étudiant, et la création d’espaces — les CUTE — au sein desquels ces tendances pourront intervenir en leur nom et indépendamment de toute affiliation syndicale est notre proposition provisoire en vue de relever ce défi.


Penser la situation présente du mouvement étudiant dans son actualité demanderait précisément qu’on se projette dans le passé, lorsque la frange la plus progressiste de celui-ci occupait une position minoritaire au sein d’un paysage politique largement dominé par les fédérations étudiantes. C’est à une période historique semblable que nous sommes confronté.es, bien plus qu’à la maturité sûre d’elle-même pour laquelle on voudrait faire passer le vide politique actuel au sein du mouvement. Peut-être faudrait-il réapprendre à occuper une position minoritaire à l’intérieur d’un mouvement contrôlé majoritairement par des bureaucrates à la remorque des partis politiques ou des syndicats. Mais pour être davantage qu’une nouvelle lubie opposée de manière abstraite aux lubies bureaucratiques, une telle position doit se démarquer par une culture organisationnelle si démocratique qu’elle fera apparaître la puissance quantitative des grosses organisations comme politiquement dérisoire. La forme que pourrait prendre une telle culture organisationnelle est encore à inventer. Parmi les bases minimales sans lesquelles on ne saurait y parvenir, la critique du centralisme démocratique et la nécessaire remise en question du concept de syndicalisme de combat ne sont pas les moindres.

Mais si le mouvement étudiant a besoin d’une reconfiguration complète de ses structures décisionnelles, il doit aussi réapprendre à être le véhicule d’un projet politique inspirant, qui ferait plus que réagir de manière ponctuelle et corporatiste aux coupures en éducation. Il lui faut pour cela une campagne incluant des revendications claires, mais détaillées à l’extrême, jusque dans leurs contradictions, afin de briser les séparations et de faire apparaître une véritable continuité entre la lutte étudiante et la lutte plus générale contre l’exploitation et les oppressions de toutes sortes. C’est dans le but de poser les bases d’une telle campagne que nous lançons cet appel à la création, sur le plus de campus possible, de comités autonomes dont l’objectif sera de promouvoir la reconnaissance des études comme travail et la nécessité d’une rémunération pour ce travail.

  1. L’ensemble des textes du CUTE Magazine ont été féminisé selon un mode de féminisation par extension. Deux références pour en savoir davantage sur les modes de féminisation et la pertinence des pratiques de féminisation au quotidien: 1, 2↩︎

  2. Instances qui servent trop souvent à relayer tel quel les lignes politiques élaborées en vase clos par l’exécutif national de l’ASSÉ. ↩︎

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