Appel interurbain

Pour quiconque expérimente l’organisation d’une lutte en région, il n’est pas rare d’avoir l’impression de se battre contre des moulins à vent. L’isolement, le manque de ressources et les réactions hostiles face aux efforts militants font la plupart du temps douter des capacités réelles de son milieu à mener à bien un combat. À ce compte-là, comparer sa propre situation avec celle de la métropole fait se sentir con.ne d’habiter en région, alors que « maintenant tout le monde est à Montréal », comme le chantait Joël Martel et les Patates impossibles¹.

On dirait que c’est dans la métropole que les choses se passent et que la vie y est meilleure. Ce qui semble tout naturel au Cégep de Saint-Laurent ou à l’UQAM prend chez soi, à Gatineau, Sherbrooke, Saguenay ou Rimouski, les proportions d’une lutte ardue contre les mentalités parfois très conservatrices. Au Cégep de Jonquière, par exemple, il n’y a présentement aucun comité féministe, et les démarches pour en créer un se heurtent à de vives protestations de la part de jeunes hommes qui crient à l’injustice et à la discrimination. Pour les tentatives de grève, des centaines d’étudiant.es, majoritairement des programmes techniques, se mobilisent pour les contrer. Les capacités de mobilisation meurent à petit feu, faute de relève ou de moyens d’approcher les gens. Et pas besoin de rouler longtemps à l’extérieur de Montréal pour se sentir loin du grand centre. Au Cégep de Saint-Jérôme, en assemblée générale, un blocage massif des propositions de principes féministes fait penser que les efforts nécessaires à la mobilisation sont trop importants pour que ça en vaille la peine.

Et pourtant, il y a les fois où le mouvement a levé, des moments de radicalisation à vitesse éclair, qu’on a vécu ou dont on a entendu parlé, où notre coin de pays est devenu, l’instant d’un moment, la plaque tournante d’un vaste mouvement ou le théâtre d’une lutte locale victorieuse.

« Pendant que ça tripe en ville, nous autres on monte des crisses de bills »

Les explications généralement formulées par la gauche comme par la droite du mouvement étudiant pour saisir les difficultés d’organisation en région sont essentiellement les mêmes. La vie coûte beaucoup plus cher dans bon nombre de régions; les services y sont moins accessibles et parfois inexistants; la distance entre les villes est importante; les jeunes tendent à déménager dans les grands centres pour étudier, travailler et s’émanciper². Et que dire de l’accès à la culture, des nombreux espaces créatifs, des bibliothèques, de l’éventail des programmes offerts, du caractère cosmopolite de la grande ville? Il est difficile de ne pas y songer avec un mélange d’envie et de ressentiment. Disons qu’il y a de quoi attirer les plus motivé.es parmi nos collègues et ami.es, ce qui ajoute aux difficultés.

On ne saurait pourtant réduire la question à une comparaison des portraits sociodémographiques. Les disparités socioéconomiques et le développement inégal entre les territoires sont les effets de l’organisation historique de l’économie à l’échelle de la province, organisation basée sur une dynamique centre-périphérie. En gros, la bourgeoisie « provinciale », entendre montréalaise, utilise les outils législatifs, financiers, techniques, culturels dont elle dispose pour subordonner le développement des autres régions à celui de la ville désignée comme centre, et pour s’assurer que cette dernière demeure le centre. Les personnes résidant dans la métropole, quant à elles, profitent – un peu et inéquitablement, bien entendu – des avantages du centre, principalement sous forme de services locaux accessibles, publics ou privés : le transport, la culture, les loisirs et l’éducation.

« On est une région éloignée, de quoi? Des sièges sociaux! » ###S

On se doute qu’il y a également des centres secondaires, qui reproduisent une dynamique semblable à l’intérieur d’une région, entre la ville et la campagne, notamment pour ce qui est de l’accès aux services. Par exemple, nous, les deux auteur.es de ce texte, sommes originaires de l’Outaouais, l’un du sud et l’autre du nord, l’un de la ville et l’autre de la campagne. Le premier a eu le choix d’aller au cégep à Gatineau, dans son coin, en français ou en anglais. Il en est de même pour le baccalauréat, il a pu choisir parmi quatre universités couvrant un grand nombre de programmes, si l’on considère celles situées sur la rive ontarienne. La seconde, habitant à Maniwaki, n’avait, quant à elle, pas ce choix. Elle a donc dû quitter son coin de pays, comme tout.es les étudiant.es de la Vallée de la Gatineau souhaitant poursuivre leur scolarité. Elle a déménagé à Jonquière pour un programme particulier, mais elle aurait très bien pu partir pour Montréal comme plusieurs le font en quête de perspectives plus prometteuses.

Tout cela pour dire que cette structure composée de divers paliers de dépendance – villages ruraux, villes secondaires, métropole – est l’expression territoriale qu’a prise le développement du capitalisme industriel durant le siècle dernier, au Québec comme ailleurs. Et c’est l’idéologie nationaliste qui lui donne sa cohérence³.

« Si tout le monde se ramasse là, faut croire qu’on n’est pas du monde »

Les mouvements sociaux ne sont pas en reste. Les structures du mouvement étudiant, comme celles de la plupart des autres mouvements sociaux, sont le reflet de ce rapport entre le centre et la périphérie. On s’entend : il est tout à fait logique que les mouvements s’organisent de manière à confronter l’État à chacun de ses paliers, à partir d’un campus jusqu’au ministère de l’Éducation. Il est également stratégique de mettre en commun les ressources de différentes associations locales pour constituer un mouvement plus fort. Cependant, les avantages conférés à la métropole, dont nous avons parlé plus haut, et l’omniprésence de l’idéologie nationaliste tendent à reproduire une structure de dépendance à l’intérieur même du mouvement étudiant. C’est ainsi que, dans une organisation comme l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), les savoir-faire se centralisent au niveau « national », donc au niveau montréalais : la représentation externe et médiatique du « national » l’emporte sur l’organisation d’étudiant.es à la base au local. Les associations locales auront tendance, pour la plupart, à perdre de la vitalité ou à devenir carrément moribondes, attendant les mots d’ordre et le matériel de campagne de la métropole au lieu de prendre des initiatives.

Ces contradictions inhérentes à l’organisation politique n’existent pas sans créer de tensions. À Montréal, elles occasionnent des conflits parfois rudes entre militant.es sur la légitimité de l’hégémonie du palier national, comme cela a été le cas autour de la grève étudiante de 2012 avec les critiques de Force étudiante critique⁴ et des comités de mobilisation plus autonomes, comme le Comité femmes GGI⁵ de l’UQAM. Même situation lors de la grève la plus récente avec les critiques du Comité Printemps 2015⁶, une autre initiative détestée de « l’équipe nationale ». À l’échelle de la province, ces critiques sont davantage orientées sur ce qui est présentement appelé « montréalocentrisme ». Le comité P15, qui se présentait comme national, malgré des ébauches de comités locaux, en a lui-même été la cible.

« T’es comme la tourtière normale qui devient un pâté à viande »

Ces tensions reviennent de manière cyclique dans le mouvement étudiant, peu importe l’organisation. Il y a une quinzaine d’années, en réponse aux critiques selon lesquelles le Mouvement pour le droit à l’éducation (MDE) était confiné à Montréal, une proposition de décentralisation a été à l’origine de la création de conseils régionaux dans l’ASSÉ, naissante à l’époque. Puisque cette association était minoritaire dans toutes les régions du Québec par rapport aux fédérations étudiantes, les conseils régionaux n’ont jamais eu la capacité décentralisatrice souhaitée, et l’organisation a plutôt eu tendance à se centraliser. Du côté de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), ces tensions avaient mené à la création des Associations des universités de régions (ADUR), une table de concertation qui servait à formuler des propositions communes pour répondre aux besoins spécifiques des établissements hors de Montréal. Le résultat a été de créer un poste de coordonnateur des régions au sein de la fédération étudiante. C’est un peu dans la même veine que le congrès de l’ASSÉ a récemment mis sur pied un comité ad hoc antimontréalocentrisme.

Dans le cas de la défunte fédération comme dans celui de l’ASSÉ, aucune remise en question de la centralité du palier national à l’horizon. Au contraire, il y a plutôt une tendance à réclamer davantage de lui, renforçant du coup la position dépendante des associations de régions. Du côté de l’ASSÉ, on pourrait s’attendre à ce que les éléments de gauche en région aient davantage conscience des dynamiques de dépendance historique et structurelle vis-à-vis du centre et qu’ils développent par conséquent une critique du palier national. Or la critique est exclusivement orientée à l’endroit d’associations locales et de groupes organisés dont les positions ou pratiques sont plus à gauche que celles de leur association « nationale ».

L’absence d’un plan de décentralisation à l’ASSÉ laisse deviner qu’on est face à une volonté de faire de Québec un second pôle métropolitain, et de renforcer l’influence de celui-ci sur les régions qui sont plus éloignées de la métropole, un peu à l’image de la bourgeoisie de la capitale et de ses politicien.ne.s, qui aspirent toujours vainement être calife à la place du calife. Dans cette conjoncture, quoi qu’on en dise, cette manoeuvre opportuniste tend à entraîner l’ASSÉ, et indirectement l’ensemble du mouvement étudiant, vers la droite.

« Avec les bonhommes à cravate qui décident de presque tout’ »

Dans la phase actuelle du capitalisme, les métropoles de par le monde ont tendance à se couper de leur arrière-pays respectif pour transiger entre elles. En réaction, les centres secondaires situés dans les régions périphériques tendent à transiger entre régions similaires, parfois sans respecter les frontières nationales. Il n’est pas encore clair si le mouvement étudiant se réorganisera progressivement un peu de la même manière, au fur et à mesure que la marchandisation de l’éducation se structurera de façon transfrontalière, ou s’il se cantonnera au cadre « national » pour résister à la mondialisation néolibérale.

Cela dit, pour consolider les forces de la gauche étudiante tout en évitant l’hégémonie d’un centre métropolitain, il faut multiplier les pôles de pouvoir. Comment y arriver? Notamment en renforçant et en autonomisant les structures régionales et en supprimant l’exécutif « national », même si on maintient une structure de coordination. Dans bien des cas, à défaut d’avoir suffisamment d’associations où la gauche étudiante y est solidement organisée, il est souhaitable de flexibiliser les instances régionales pour y inclure tous les comités, groupes d’affinités, organismes, clubs, journaux ou individus de gauche et féministes désirant consolider la gauche étudiante. Si on suit cette logique, il n’est pas non plus nécessaire de respecter le cadre de la province comme entité logique et légitime. Dans l’Outaouais, par exemple, il est possible d’imaginer une formalisation des rapports entre la gauche étudiante de part et d’autre des rives de la rivière des Outaouais. De fructueuses collaborations ont eu lieu à ce jour et il serait plus que souhaitable de les cimenter.

« On est une poignée d’monde qui veulent triper »

Bien entendu, les structures ne suffisent pas. On aurait beau avoir des principes d’organisation les plus démocratiques et les plus combatifs qui soient sur papier, seules des pratiques de lutte autonome au quotidien et une culture militante leur donnant sens peuvent permettre de les faire vivre. Si, à Montréal, on réussit à maintenir une telle culture dans divers milieux, c’est qu’il y a des militant.es d’expérience qui se font un devoir de passer le flambeau, de transmettre des savoir-faire et des notions historiques, et ce, non seulement à travers des ateliers, mais aussi en maintenant un dialogue constant avec des militant.es de la relève. En région, on en trouve beaucoup moins. Il y a bien quelques groupes comme le collectif Emma Goldman au Saguenay et des militant.es anarchistes et maoïstes en Outaouais et à Sherbrooke pour assurer une certaine continuité. Cependant, la tâche est énorme, notamment parce que plusieurs sont partis à Montréal, par désir ou par obligation. Cela ne les empêche absolument pas de maintenir un lien de confiance avec des nouveaux et nouvelles et de continuer à leur donner un coup de main, ni de s’y impliquer directement.

Finalement, dans l’ensemble des établissements d’enseignement, incluant ceux de Montréal, ce qui importe le plus pour le moment est la remise au goût du jour de pratiques plus inclusives et participatives permettant la prise en charge de l’ensemble d’un processus d’organisation d’une lutte, de la formulation des revendications jusqu’à l’exécution d’un plan d’action. Un militant de l’Université de Sherbrooke nous racontait récemment que, durant la dernière année, les éléments actifs sur le campus se rassemblaient autour du comité femmes et des étudiantes en enseignement réclamant la rémunération du quatrième stage et défendant les conditions de travail des enseignantes et enseignants, dans le cadre des négociations du Front commun. On retrouve également à Trois-Rivières, à Saguenay, à Québec et à Sherbrooke des étudiantes et étudiants du doctorat en psychologie qui ont résolu de faire la grève des stages et de l’internat pour réclamer un salaire durant celui-ci.

Plutôt que de porter une campagne sur la précarité étudiante formulée et préfabriquée à Montréal par un palier prétendument national et représentatif, ne serait-il pas souhaitable de s’organiser en comités d’appuis aux luttes pour la rémunération des stages portés par des étudiant.es en grève volontaire – plus décentralisée que ça, c’est difficile à imaginer – et ce, aussi corporatistes que soient ces luttes. Il s’agit d’une excellente opportunité à saisir pour entreprendre un dialogue avec les étudiant.es des programmes techniques et professionnels afin d’élargir le mouvement pour la rémunération des stages et, plus largement, pour la valorisation du travail étudiant, notamment via un salaire.

Jadd-Abigaël Céré

Étienne Simard

Cet article a été publié dans le numéro de cet automne du CUTE Magazine.

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  1. Les patates impossibles, 418. https://www.youtube.com/watch?v=AVcE-OniecA
  2. Institut de la statistique du Québec, La migration interrégionale au Québec en 2014-2015: la région des Laurentides sort grande gagnante, la Côte-Nord grande perdante, 2016. http://www.bdso.gouv.qc.ca/docs-ken/multimedia/PB01600FR_coup_doeil_46_2016H00F00.pdf
  3. On serait tenté de nuancer cette analyse en y ajoutant un second pôle métropolitain : Québec. Cette dernière bénéficie effectivement d’un statut particulier, surtout depuis qu’elle a obtenu son statut de capitale nationale du Québec et les pouvoirs liés à cette position. Cependant, sa bourgeoisie a joué un rôle minime dans la structuration et sur la planification du développement à l’échelle provinciale, si l’on compare à la bourgeoisie montréalaise. La rivalité chauvine entre les deux villes a d’ailleurs été en grande partie produite par l’écartement historique de la bourgeoisie de Québec.
  4. Force étudiante critique : http://www.forceetudiantecritique.info/
  5. http://redtac.org/possibles/2014/07/17/en-memoire-du-comite-femmes-ggi-uqam-2012-2013/
  6. https://web.archive.org/web/20150627031748/http://printemps2015.org/fr/
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