Culture à la chaîne

La pratique professionnelle des arts visuels aujourd’hui est représentative des changements profonds qui ont bouleversé le monde du travail depuis les trente dernières années. Parmi le foisonnement d’emplois nouveaux reliés à la densification de l’industrie de la culture, un bon nombre d’entre eux requiert des notions et pratiques multidisciplinaires. Car, les travailleurs.euses de la culture, dans leur grande majorité, ne sont pas les êtres spécialisés d’autrefois qui s’attelaient à leur tâche suivant le rythme mécanique et quotidien du dressage industriel. L’usine dans laquelle ils et elles évoluent a changé: elle n’est plus ce lieu d’attache où le travail se vivait au rythme des longues heures s’enchaînant dans le bourdonnement des machines. Là où on construisait jadis en masse des objets à valeur d’usage, tels des chaussures ou du tissu, se substituent d’autres objets ayant une valeur d’échange qu’il s’agit de fixer dans la concurrence la plus sauvage.

La reconfiguration du capitalisme mondialisé, ayant comme axe de développement majeur l’accroissement de l’industrie culturelle, révèle deux vérités : la dégradation des conditions de travail qui vont aller en s’empirant, en raison de la mise en concurrence des travailleurs et travailleuses autonomes de la culture, et conséquemment, la difficulté d’élaborer une quelconque solidarité syndicale. En effet, dans ce monde nouveau où chaque jour se présente comme une nouvelle bataille sur le marché frétillant de la culture, l’absence d’un quelconque «syndicat de la culture» se fait cruellement ressentir. Lorsque le travail fonctionne par réseaux se reformant continuellement à mesure que le débit de travail est élevé, où les mots d’ordre sont fluidité, dynamisme et mobilité, la possibilité de s’organiser durablement entre collègues au sein d’un même milieu de travail est considérablement réduite. Afin de les préparer à ce nouveau travail débarrassé des folles demandes du mouvement ouvrier, les étudiant.es de ces disciplines sont pour la plupart conditionné.es très tôt à la soumission et au respect de la loi du milieu. C’est pourquoi on leur recommande fortement de s’engager dans des stages non rémunérés où ces dernier.ères auront la chance de rentrer en contact avec un univers professionnel adapté. Là, ils et elles pourront tâter le pouls de l’industrie, son rythme, ses besoins actuels, tout cela dans le but de se «mettre en valeur» de manière à stimuler l’intérêt de l’employeur. Autrement dit, la liberté associée au fait d’être travailleur.euse autonome et de gagner sa vie en produisant de la culture vient avec sa propre servitude, et c’est de celle-ci dont il sera question dans ce texte.

Autrefois, c’était le maître qui, durant de longues années, enseignait les rudiments d’un métier à l’élève. Cette tradition ancestrale, ancrée dans le conservatisme et le respect de l’autorité, favorisait le sentiment d’appartenance à une communauté du travail. Le mouvement ouvrier a tissé sa toile ainsi, reproduisant dans la confrérie syndicale virile celle du travail à l’usine ou des ateliers. Il faudrait prendre acte de la nouvelle communauté du travail qui résulte de l’apprentissage moderne à l’heure où l’usine-monde standardise sa gigantesque production culturelle. Au coeur de ce monde nouveau se trouve l’Université, qui a perdu tout caractère public à force de s’adapter au marché telle une entreprise privée exemplaire, ce qu’illustrent à merveille les stages d’exploitation non rémunérés. Ces stages bénévoles, d’une durée relative qui peut aller jusqu’à plusieurs mois, permettent aux patron.nes de profiter d’une main-d’œuvre en deçà de la précarité. En voici un exemple concret : un festival de cinéma montréalais réputé cherche au moment d’écrire ces lignes un.e stagiaire du 1er septembre au 1er décembre. La personne sélectionnée devra travailler quatre jours par semaine au bureau de l’employeur de septembre à octobre, cinq jours par semaine d’octobre à novembre, puis tous les jours durant les dix journées du festival et finalement trois jours par semaine à la suite de l’événement. Les tâches nombreuses que la personne cumulera iront de la logistique terrain à la coordination générale et aux relations publiques. Pour ce faire, elle recevra comme compensation… un passeport d’entrée pour toutes les activités dudit festival et une carte OPUS d’une durée de trois mois. Dans ces conditions, qui exactement peut donner autant de son temps gratuitement ?

L’argumentaire à la défense des stages non rémunérés est le suivant : puisque les patron.nes sont très qualifié.es et les stagiaires la plupart du temps des étudiant.es sans expérience, les premier.ère.s donnent davantage qu’ils et elles ne reçoivent. C’est l’expérience, le milieu de travail, les contacts qui constituent la valeur ici. Un salaire en plus serait inapproprié puisque la personne stagiaire n’est pas réellement en mesure de travailler selon les besoins réels de l’employeur. Celui-ci donne de petites tâches au stagiaire et lui fait d’abord profiter de l’environnement de travail en lui montrant ce que lui sait faire. Quel est le véritable intérêt des patron.nes? Être de bons maîtres. C’est une relation classique de maître à élève mais beaucoup plus courte et épurée. Le maître veut faire profiter de sa connaissance parce qu’il aime son métier, ainsi tourne la roue. Les risques que prennent les patron.nes sont du même ordre que ceux pris au nom du progrès de l’industrie. On ne peut tout de même pas monnayer ceux et celles qui sont là pour apprendre en plus; car l’apprenti.e peut et doit faire des erreurs alors que le maître, lui, est infaillible. De toute façon, les gens qui désirent vraiment percer dans le milieu devront sacrifier beaucoup pour leur carrière. Les meilleur.es pour tirer leur épingle du jeu, qui parviendront, à force de dévouement et de ruse, obtiendront un emploi. Il s’agit bien là d’un discours imprégné de conservatisme qui est largement partagé dans le milieu. La réalité est pourtant tout autre.

Dans mon domaine (le cinéma), les offres de stage que je vois passer ne correspondent aucunement à cette idéologie traditionnelle de l’apprentissage qui sert à justifier l’absence de salaire. On demande aux stagiaires d’être performant.es et on leur confie de plus en plus de tâches complexes. Le processus de sélection est classique: demande de références et entrevue. En réalité, les apprenti.es ne sont plus les mêmes qu’autrefois. Toute la pertinence de l’apprentissage traditionnel reposait sur la figure patriarcale du père de famille, unissant l’élève et le maître par une relation de soumission. Aujourd’hui, c’est avec l’entreprise ou avec un.e travailleur.euse autonome qu’on signe un contrat d’une durée très courte et sans perspective d’avenir concrète. En vérité, la part d’apprentissage qui résulte de pratiques autodidactes permises par le partage des connaissances via Internet, par exemple, est considérée par les employeur.euses qui recherchent d’abord et avant tout ceux et celles aptes non pas tant à apprendre plutôt qu’à travailler sur le champ. Le festival de cinéma cité précédemment en est un bon exemple: l’objectif n’est pas d’ouvrir les portes à un.e étudiant.e pour lui révéler un milieu de travail qu’il ou elle pourrait éventuellement rejoindre un jour, mais plutôt d’exploiter cet étudiant.e en vue de la réussite effective de l’événement en accomplissant de nombreuses tâches dont les responsables veulent se délester.

Ce que je suggère, c’est que la réalité des stages non rémunérés dans le domaine de la culture révèle la crise de la formation et les limites de l’enseignement académique. Mon département (à Concordia) est en transition depuis quelques années. Il a acquis sa réputation en offrant des connaissances aiguës dans un domaine jadis très spécialisé et sélectif, ainsi que par l’affirmation de son inclinaison artistique et expérimentale. Or, le bouleversement de l’industrie (dans ce cas-ci, le passage du film au numérique) et, plus globalement, la densification de l’industrie culturelle dans sa totalité ont eu des conséquences notables sur l’offre fournie par le département. La demande n’est plus la même: tout va maintenant beaucoup plus vite, que ce soit l’innovation technologique, l’apprentissage et, bien entendu, la croissance du nombre de demandes de boîtes de production ou de festivals pour des stagiaires. La non-rémunération, c’est en fait la preuve que l’université n’est pas adaptée à cette réalité. Les stagiaires ne sont ni des étudiant.es, ni des apprenti.es; ce sont des jeunes travailleur.euses qui connaissent les besoins du marché, parce que celui-ci coupe l’intermédiaire entre lui-même et l’étudiant.e, soit l’université.

On nous demande ainsi non pas de vendre nos compétences via le salariat, comme n’importe quel.le travailleur.euse, mais de les donner entièrement, dans l’espoir, somme toute relatif, que «ça finira par payer». Et pourquoi donc ça ne payerait pas tout de suite ? Les crédits universitaires s’achètent pourtant à fort prix : celui du travail salarié que la plupart des étudiant.es doivent effectuer dans leurs temps libres, c’est-à-dire les vacances. Travail ou pas, pour beaucoup, c’est l’endettement auprès de l’Aide financière aux études. D’une manière ou d’une autre, c’est la précarité, le salaire minimum ou un peu plus que le bien-être social pour couvrir les fins de mois. Dans ces conditions, le prix à payer pour le diplôme, considérant en plus cette honteuse pratique des stages non rémunérés, excède largement le temps d’investissement consacré. Sa valeur est bien basse comparativement aux souffrances qu’engendrent l’endettement et la pauvreté étalée sur quelques années. Les stages sont en définitive l’insulte finale de fin de parcours, où on nous dit qu’il faut en donner encore davantage pour en recevoir moins.

Pour les travailleur.euses de la culture, la clef du succès rime ainsi avec flexibilité, autonomie, mobilité : une certaine conception capitaliste de l’autogestion dans laquelle ils et elles sont libéré.es de la contrainte des vieilles structures entrepreneuriales et, bien souvent, de son syndicalisme bureaucratique, qu’on ne parvient plus à distinguer du patronat tant la collaboration entre les deux est patente. Ceux-ci et celles-ci sont ainsi à l’image de ce capitalisme dynamisé et de sa constante quête de croissance économique. Cette croissance à atteindre est défiée par la nouvelle concurrence internationale issue de la reconfiguration économique qui a suivi la fin de la Guerre froide. En contrepartie d’un salaire concurrentiel, pas de lourde structure bureaucratique à considérer : la personne employée, souvent contractuelle, fournit à la demande et s’engage pour un temps limité. Pour être sélectionnée, elle doit se démarquer. La versatilité de la personne candidate est une police d’assurance pour le patron ou la patronne qui s’attend à ce que l’employé.e futur.e soit apte à travailler aux différentes étapes de la production. On demande donc aux jeunes travailleur.euses d’être branché.es et autodidactes, aussi rapides qu’une connexion haute vitesse, capables de répondre à la demande frénétique de la production culturelle. On les prépare au marché du travail en s’attendant à ce qu’ils et elles soient déjà prêt.es à faire face à la cruauté découlant d’une logique qui stimule la compétitivité et la division du travail basée sur une méritocratie dans laquelle règnent d’odieuses inégalités. De surcroît, la division sexuelle du travail, tout comme la difficulté qu’ont les personnes racisées à prétendre aux postes les plus en vues, sont violemment maintenues par la tradition bourgeoise, blanche et masculine de l’industrie.

Le nécessaire apprentissage du multitasking rend les choses encore plus difficiles. Il faut être opérationnel.le sur plusieurs terrains à la fois. Lorsqu’on est dans le secteur de la vidéo comme je le suis, il n’est pas rare que l’on soit responsable à la fois de filmer les images, de prendre le son, de faire des entrevues, de monter le vidéo et de gérer la post-production. Quoi de pire que de travailler pour des compagnies minables où on vous demande précisément de tout faire pour rien? On nous fait comprendre que si on aspire à devenir travailleur.euse de la culture, on devra se vendre à des employeurs qui exigeront tout de nous sans rien comprendre à notre travail. Notre autonomie sur le plan économique se bâtira à mesure de notre capacité à nous démarquer et à nous entourer des bonnes personnes, c’est-à-dire à placer d’autres travailleur.euses de la culture à notre service. Pour se tailler ne serait-ce qu’une petite place dans ce monde hostile, on doit jouer du coude, être opportuniste à mort, éléments qui caractérisent d’ailleurs ceux et celles qui ont l’habitude de l’action politique : ici par contre, la sagacité et le réflexe politique sont presque toujours au service de la réussite personnelle et à peu près jamais au service du bien commun. Autrefois, les artistes avaient le temps de créer parce que ce temps était libre du travail. Bourgeois et petit-bourgeois pouvaient représenter la dure vie des prolétaires et se mêler aux grandes discussions quant à leur avenir. Aujourd’hui, la logique même du travail est intégrée à l’activité artistique jusqu’à ne faire plus qu’un avec elle, projetant ainsi les artistes dans le temps historique du Capital et en faisant des prolétaires d’un type nouveau.

En plus de la douloureuse contradiction entre, d’une part, la nécessité pour ces travailleur.euses bien souvent démuni.es de s’organiser selon la position qu’ils et elles occupent dans la société, et d’autre part, la concurrence brutale qui les oppose, on peut également se désoler du silence de bien des organisations politiques à ce sujet, et particulièrement dans le mouvement étudiant dit combatif. Malgré que le nombre d’étudiant.es soit toujours à la hausse dans les programmes à vocations culturelles, ce mouvement peine à produire une analyse capable de rejoindre autant leur réalité immédiate, les stages, les premiers contrats, que celle, à venir, du travail salarié. Cela fait écho à l’absence quasi totale d’une culture politique dans le domaine, ce qui se répercute bien évidemment dans le monde du travail par la suite. En témoigne le fait que les organisations de défense des travailleur.es de la culture sont essentiellement des regroupements apolitiques de défense de droits confinés à un rôle d’appui juridico-légal, comme l’Union des écrivains et écrivaines du Québec et les conseils régionaux de la culture. Le manque d’analyse et de stratégie politique y est accablant et témoigne de la difficulté des mouvements sociaux traditionnels à renouveler leurs pratiques de luttes et leurs façons d’appréhender ces nouvelles catégories de travailleurs et travailleuses. La question de l’organisation politique devient alors urgente et celle-ci commence là où les rapports sociaux appréhendés au travail sont inculqués le plus hâtivement : dans les stages. La contestation des stages non rémunérés est ainsi une possibilité de contester la situation d’apathie qui caractérise le milieu culturel québécois, non pas tant dans sa production que dans le rapport des travailleurs.euses de la culture envers les puissances économiques qui tentent de l’exploiter.

Pierre-Luc Junet