Du temps libre
Le salaire étudiant
La revendication d’un salaire pour les études rencontre une opposition ferme du côté d’une certaine gauche étudiante et enseignante, pour qui une telle rémunération aggraverait la marchandisation du savoir et des institutions scolaires. La critique devient cependant beaucoup plus évasive du moment qu’on demande pourquoi, dans ce cas, le corps professoral ne renonce-t-il pas à son salaire. Qui peut se permettre de travailler sans être payé? Et si la non-reconnaissance de la valeur du travail étudiant contribuait plutôt à renforcer le rapport hiérarchique maître-élève en perpétuant l’exploitation des étudiant.es, au détriment des moins privilégié.es?
L’obtention d’un salaire pour les études n’est pas une fin en soi ; il est un point de départ.[1] Lorsqu’on prétend qu’un tel salaire contribuerait à réduire encore plus le temps libéré des rapports marchands, c’est une image aliénée et élitiste de la liberté qu’on nous renvoie. D’abord, parce qu’il est inacceptable de marteler de telles idées alors que le capitalisme repose sur l’exploitation du travail gratuit de millions de travailleuses et de travailleurs. Aussi, parce que la salarisation du travail gratuit permet de libérer des heures de travail déjà salariées, à savoir la job avant, après et même parfois pendant l’école, et par le fait même de diminuer les relations interpersonnelles soumises à la dépendance financière. Plus encore, la salarisation du travail gratuit diminue l’endettement bancaire des femmes et des personnes racisées, toujours plus nombreuses à effectuer du travail gratuitement, et pour qui le remboursement de la dette sera d’autant plus long, vu les types d’emplois qui leur sont offerts à la sortie de l’école.[2]
Ce n’est certainement pas le seul choix d’une discipline académique qui permet de se positionner comme être libéré des rapports marchandisés. Que l’on étudie Foucault et Marx ou que l’on apprenne à soigner des patient.es, ce n’est pas tant le domaine d’études et les connaissances qui y sont transmises qui ont un potentiel émancipateur, mais ce qu’on fait de ces connaissances et quelle position on adopte en rapport aux doctrines idéologiques transmises par l’école. Il ne suffit pas d’assister à ses cours ni même d’exceller pour apprendre : l’essentiel du travail tout comme le fardeau de l’émancipation revient à l’étudiant.e. Ainsi, en présentant l’école comme un lieu émancipateur, on adhère au discours (néo)libéral qui prône l’épanouissement personnel, l’ambition et l’accomplissement, un discours qui méprise le simple assouvissement des besoins. C’est une erreur de servir de tels arguments pour défendre l’institution scolaire et, du même coup, les rapports d’exploitation qui y ont cours.
Or, comme le mouvement féministe à l’international au cours des années 1970, qui a choisi de concentrer la lutte pour l’émancipation des femmes autour de l’accès au marché du travail plutôt qu’autour de la reconnaissance de la valeur du travail domestique, un choix s’est opéré au sein du mouvement étudiant québécois. Ce dernier s’est concentré exclusivement sur un discours contre la marchandisation de l’éducation par l’imposition de frais de scolarité en mettant de côté la critique du rôle de reproduction de la main-d’œuvre des établissements scolaires. Ce choix a contribué à renforcer, à travers les revendications pour la gratuité, une idéalisation de l’institution scolaire, réduisant les luttes étudiantes récentes à la résistance contre la dernière réforme néolibérale. En refusant de lutter en faveur des stages rémunérés et, plus largement, du salaire étudiant, le mouvement étudiant, comme le personnel enseignant, fait porter le fardeau de la lutte contre la marchandisation de l’éducation sur le dos de celles et ceux qui ont le moins de poids : les étudiant.es.
Il n’y a aucun intérêt pour nous – mais beaucoup d’intérêt pour les employeurs et les administrations scolaires – à préserver l’éducation dans sa forme actuelle. Au contraire, il est nécessaire d’exiger de réduire le temps de travail gratuit, et ce dans toutes les sphères. Car s’il y a bien «quelque chose d’irrépressible dans le désir qui fait qu’il va toujours déborder les structures dans lesquelles on veut l’enfermer»[3], le plaisir, inhérent au désir d’apprendre, est étouffé par les conditions de travail de la population étudiante qui tuent dans l’œuf toute possibilité d’émancipation. Ce n’est qu’en considérant la condition étudiante telle qu’elle est, c’est-à-dire parsemée de misère, que l’on peut commencer à s’organiser pour transformer l’éducation, et l’ordre actuel de la société[4]. La revendication d’un salaire pour les études devient, en quelque sorte, l’expression d’un désir radical, exposant une portée totalisante qu’on ne peut réduire à une stricte revendication réformiste.
Les conditions de travail actuelles des salariées dans les domaines traditionnellement féminins laissent présager que l’obtention d’un salaire ne sera pas suffisante pour reconnaître l’ensemble du travail gratuit qui est effectué dans le cadre des études, ni pour mettre fin aux rapports de domination et à la violence qui y est inhérente, tout comme il ne permettra pas de renverser le processus de marchandisation de l’éducation. Néanmoins, il constitue un premier pas, symbolique et matériel, dans la bonne direction pour valoriser le travail produit, permettant ainsi d’organiser les luttes nécessaires à l’amélioration des conditions des étudiant.es et vers l’abolition du travail gratuit.
Du point de vue pratique, la campagne sur le travail étudiant des CUTE[5] offre l’opportunité, considérable, de développer et de diffuser une grille d’analyse sur l’appropriation et la dévalorisation du travail de reproduction des étudiant.es, stagiaires ou non, transférable ensuite dans toutes les sphères de leur vie. C’est donc une prémisse complètement différente de celle des grèves étudiantes précédentes, une grève initiée par les femmes et les personnes invisibilisé.es du mouvement étudiant. Une grève reposant sur une analyse féministe qui permet de lier la condition des étudiant.es à celle de toutes les travailleuses invisibles. La prochaine grève sera une grève des femmes ou ne sera pas. Et la prochaine grève des femmes sera une grève des stages !
Sandrine Belley, Annabelle Berthiaume et Valérie Simard
Cet article a été publié dans le numéro de l’hiver 2018 du CUTE Magazine.
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Une version longue de ce texte sera publiée en 2018 aux Éditions Remue-ménage dans l’ouvrage collectif intitulé Travail invisible des femmes au Québec : un état de la situation,sous la direction de Louise Toupin et Camille Robert. ↩︎
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L’écart salarial entre les hommes et les femmes était de plus de 20% en 2016, et encore plus grand dans le cas des travailleuses racisées, selon l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) : http://iris-recherche.qc.ca/publications/egalite-salariale↩︎
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Morgane Merteuil. Pour un féminisme de la totalité, 17 juin 2017, disponible en ligne : http://inter-zones.org/article/pour-un-feminisme-de-la-totalite↩︎
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Nous nous inspirons largement des réflexions de Morgane Merteuil qui aborde cette opposition entre désir et aliénation pour penser l’émancipation des travailleuses du sexe. C.f. Merteuil, M. Pour un féminisme de la totalité, 17 juin 2017, http://inter-zones.org/article/pour-un-feminisme-de-la-totalite
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Les Comités unitaires sur le travail étudiant, dont vous tenez la revue entre vos mains. ↩︎