La crème de la crème a tourné

Sandrine Belley, Alice Brassard et Ariane Lanctôt

 

Le capacitisme en stage et à l’école

Quand on demande aux professeurs et aux directions de programmes avec stages pourquoi ceux-ci sont si exigeants en termes de temps et d’énergie, on se fait bien souvent répondre que c’est parce que les professions qui s’y rattachent ne demandent rien de moins que la crème de crème. Ce sont à peu près les mêmes arguments qu’on nous sert pour justifier l’exigence de faire ces programmes à temps plein.

Ces discours, effrontément élitistes, ne sont que la pointe de l’iceberg de la méritocratie qui règne en stage et à l’école. En effet, qui est-elle cette crème de la crème dont on vante les mérites? On s’en sera douté, elle est jeune et sans enfant, elle bénéficie du soutien financier de ses parents ce qui lui permet de consacrer la majorité de son temps aux études sans avoir à occuper en plus un emploi, elle est aussi majoritairement blanche. Finalement, elle est neurotypique, en pleine santé et fonctionnelle dans toutes les sphères de sa vie. Qu’en est-il des chances de réussite académique et professionnelle de tous ceux et toutes celles qui ne se conforment pas à ces critères limitants? La méritocratie qui règne en stage et à l’école baigne donc aussi dans un système académique capacitiste où tou.tes n’ont pas la même chance d’obtenir un diplôme, du moins pas au même prix.

Qu’est-ce que le capacitisme?

Le capacitisme est un système dont l’organisation sociale exclut les personnes ayant des différences fonctionnelles et corporelles[1]. Selon cette perspective, les personnes sans handicap, dites capables (abled-bodied), sont considérées comme la norme sociale. Ce sont donc les personnes en situation de handicap qui doivent s’adapter aux contraintes imposées par la société. Dans cette construction, le handicap est donc soit vu comme une tragédie menant à une vie insatisfaisante (voire ne valant carrément pas la peine d’être vécue), soit comme une difficulté à outrepasser soi-même.

Capacitisme, capitalisme et production

Les discours capacitistes qu’on retrouve à l’école, en stage et dans les milieux de travail sont intrinsèquement liés aux exigences de productivité imposées par le système capitaliste. En effet, sous le capitalisme, la valeur des individus est déterminée par leur capacité à produire. Les personnes en situation de handicap doivent elles aussi se soumettre à ces exigences si elles veulent se tailler une place dans le monde académique et professionnel. Elles se trouvent contraintes à accepter les nombreux obstacles rencontrés quotidiennement. Pour plusieurs, cependant, il ne sera pas possible de poursuivre, car la charge mentale ou physique est trop grande. Ainsi, les personnes qui persistent entreprennent une grande part de travail invisible afin de rendre leur force de travail utilisable et de lui donner une valeur sur le marché du travail. Ce travail, invisible, consiste à suivre des thérapies, à prendre des médicaments dont plusieurs ont des effets secondaires et à consacrer son temps libre, lorsqu’il en reste, à se reposer afin d’être fonctionnelles durant les heures de travail, payées ou non.

Malgré ces efforts, plusieurs n’arrivent jamais à satisfaire aux exigences des employeurs. Pensons, entre autres, à ceux et celles qui passeront leur vie à faire des stages non-rémunérés ou sous-payés, d’intégration au marché du travail, pour cause de problème de santé mentale ou de déficience intellectuelle par exemple, sans jamais intégrer cedit marché de l’emploi. Dans ce cas de figure, on voit bien que le capacitisme sert à justifier l’exploitation des personnes vivant avec un handicap, sous prétexte qu’elles ne peuvent pas répondre aux standards de productivité imposés.

Le fait d’être rémunéré ou non n’est pas le seul déterminant de ces standards de productivité. En effet, l’ensemble du travail étudiant, bien que non rémunéré, est soumis aux mêmes exigences que l’ensemble du marché de l’emploi en termes de productivité. En effet, la charge de travail et les deadlines à l’école ne font souvent pas bon ménage avec les situations de handicap. Si certains accommodements sont possibles, reste qu’il s’agit d’un processus exigeant où le fardeau de la preuve retombe souvent sur la personne en situation de handicap.

La reconnaissance dans tous les milieux (écoles, stages, travail)

Le processus de reconnaissance d’un handicap est épuisant et complexe. Et malheureusement, le résultat s’avère, dans la majorité des cas, injuste ou du moins insatisfaisant. La première étape est toujours d’obtenir le diagnostic d’un.e professionnel.le reconnu.e. C’est un passage entre les mains d’une panoplie de personnes, dites qualifiées, qui jugeront de la gravité des difficultés et de la pertinence d’établir un rapport certifié. Le système de santé québécois est tout un casse-tête ; il est lent et complexe ce qui empêche l’obtention d’un diagnostic pour plusieurs. Pour les étudiant.es, le processus est très difficile mentalement et physiquement et implique d’ajouter de multiples rendez-vous à leur charge de travail déjà importante. À aucun moment, le jugement de l’étudiant.e quant à ses propres limitations et besoins n’est pris en compte. Si le problème est considéré comme non handicapant, toutes les chances d’avoir de l’aide tombent à l’eau. Plusieurs se retrouvent donc dans une position où il n’est plus possible de poursuivre les études, ou même de travailler. C’est quoi la suite alors?

Les troubles de santé physique ou mentale ne sont pas comme une grosse grippe qui passe après quelques jours de sommeil, quatre tylenol et beaucoup d’eau : ils sont permanents et handicapants. Lorsque l’on refuse de le reconnaître et de mettre en place les conditions pour y remédier, on encourage un système capacitiste dirigé par une hégémonie capitaliste qui marginalise ces individus.

Et même lorsqu’on offre certains aménagements, ceux-ci sont souvent insuffisants. En milieux scolaires, on autorise les étudiant.es ayant obtenu un diagnostic à maintenir un statut d’étudiant.e à temps plein tout en diminuant la charge des cours, en plus d’établir un plan d’intervention lors des examens et de l’aide à la prise de notes en classe. À première vue, tout semble parfait une fois cet encadrement offert. Or, c’est tout le contraire. Même si l’étudiant.e peut avoir les avantages liés à un statut à temps plein, soit les prêts et bourses ainsi que les réductions étudiantes, l’établissement scolaire en tant que tel ne considère pas l’étudiant ou l’étudiante comme étant inscrit.e à temps complet, ce qui réduit les possibilités d’études, car plusieurs programmes ne sont pas accessibles aux personnes voulant faire un parcours à temps partiel. Encore une fois, on nous sert le discours élitiste de « la crème de la crème ». Donc pas toi, l’étudiant.e, qui présentent des différences corporelles ou fonctionnelles, parce que tout le monde sait que tu ne seras pas capable de remplir les tâches et de produire assez, que tu vas coûter cher à la société à cause de tes congés liés à ton trouble et surtout que tu n’as pas ta place dans plusieurs domaines, parce que toi tu n’es pas de la crème fraîche. En diminuant le nombre de cours par session, on prolonge le parcours scolaire sur plus de sessions et on allonge le délai avant d’entrer sur le marché du travail, ce qui engendre plus de dépenses. Les prêts et bourses ne sont pas des cadeaux, déjà qu’ils sont peu accessibles : les dettes s’accumulent de façon exponentielle.

Je suis une jeune étudiante avec un trouble anxieux et un trouble panique. Je ne peux pas avoir de session complète ce qui allonge mon parcours. Présentement, j’ai une dette, due aux prêts et bourses, qui s’élève au-dessus de 13 000 $. Mon parcours n’est pas grand, j’ai un diplôme d’études collégiales en sciences humaines ainsi qu’une session à l’Université comme étudiante libre.

Les accommodements durement acquis à l’école ne s’appliquent pas systématiquement aux milieux de stages. Ceux-ci sont en effet indépendants des écoles. Les stages ont lieu dans des milieux de travail où les étudiant.es doivent suivre une planification qui ne peut être modifiée, en termes de cours co-requis par exemple et d’heures de stage à effectuer dans une même session. Les choix de formations sont donc encore une fois limités pour les personnes en situation de handicap à cause du manque de reconnaissance et de flexibilité des programmes et des milieux de stage.

Finalement, une fois arrivé.es sur le marché du travail, c’est beaucoup plus difficile de trouver un boulot qui offre un horaire flexible dans le domaine désiré. L’accès aux espaces de travail est aussi un grand problème pour les individus ayant un handicap physique. Le fardeau est encore une fois sur les épaules de la personne ayant des différences fonctionnelles qui doit sans cesse expliquer son état de santé (s’il n’est pas apparent). Souvent, elle se fera répondre que quelqu’un.e de plus apte fera le travail, et que malheureusement elle ne correspond pas à la candidature recherchée. Ce manque d’ouverture et de reconnaissance perpétue l’isolement des personnes présentant des différences fonctionnelles et les empêchent d’intégrer pleinement au marché du travail.

Pourquoi être reconnu.es comme travailleur.euses ?

Tout comme sur le marché du travail, il est essentiel que l’on adapte les milieux de stages aux diverses réalités des étudiant.es. Pour ce faire, les stages doivent être légalement considérés comme du travail à part entière afin de permettre aux stagiaires de bénéficier des mêmes protections que celles offertes aux travailleur.ses rémunéré.es lorsque ces dernier.ères sont en situation d’handicap.

La Charte des droits et libertés de la personne stipule qu’un.e employeur a l’obligation d’accommoder les conditions de travail d’un.e employé.e ayant un handicap, sauf exception de « contrainte excessive ».[2] Il est, par contre, important de mentionner que la notion de « handicap » n’est pas définie dans la Charte. Ce faisant, le concept peut être sujet à interprétations.[3] Les accommodements pouvant être offerts aux employé.es comprennent des retours progressifs, l’assignation à un nouveau poste, des libérations pour des rendez-vous médicaux, etc. En principe, l’employeur a l’obligation d’analyser la situation de son employé.e sous peine de condamnation à payer des dommages et à accommoder la personne handicapée.

Bien qu’il semble nécessaire que les stages soient considérés comme du travail à part entière et qu’ils soient légiféré comme tel, le milieu du travail est un endroit comportant aussi des zones grises en matière de protection des travailleur.euses. Par exemple, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) ne traite pas spécifiquement du capacitisme ou de la discrimination en fonction d’un handicap. Le modèle capitaliste participe grandement à ce que le monde du travail ne soit pas égalitaire : il contribue à l’exploitation de bon nombre de travailleur.se, aux écarts de revenus entre les riches et les pauvres ou au fait que l’équité salariale ne soit toujours pas atteinte. C’est pourquoi nous devons réfléchir à une conception du travail plus inclusive, équitable et où l’on reconnaît le travail invisible.

Pour ce qui est de la Charte des droits et libertés de la personne, il demeure que porter plainte aux droits de la personne est un processus long et exigeant qui est strictement individuel. On remet donc encore une fois le poids de faire valoir ses droits sur les épaules de la personne en situation de handicap. Pour plusieurs, il s’agit d’un processus trop lourd à gérer quand le quotidien est déjà ponctué d’obstacles à surmonter pour survivre. Ainsi, plusieurs se retrouvent sans réelle emprise sur leurs conditions de vie.

Au final, adapter les milieux de stages aux situations des stagiaires ayant des limitations fonctionnelles ou des troubles de santé mentale se doit de passer d’abord par la reconnaissance de leurs efforts comme un travail et par une reconnaissance du travail invisible qu’ils et elles font quotidiennement afin de rendre leur force de travail utilisable pour les milieux.

Mettre fin à la compétition

Nous sommes conscientes que la Loi sur les normes du travail ne protège pas entièrement les travailleur.euses en situation d’handicap. En effet, les contraintes excessives sont bien souvent plaidées pour garder en dehors du marché de l’emploi plusieurs personnes handicapées. Toutefois, nous considérons que ces protections constituent une avenue intéressante afin de lutter pour faire reconnaître les droits des étudiant.es en situation de handicap.

Le capacitisme, de l’école aux stages, s’inscrit clairement dans un continuum selon lequel nous devons toujours autant performer avec moins de moyens. Est-ce que l’échec détermine l’incompatibilité avec un domaine? Ou, est-ce plutôt irréaliste de demander des exigences aussi élevées à quelqu’un qui part plusieurs kilomètres en arrière des autres avec un poids en plus? Dans une société où le travail est à ce point valorisé, peut-on cesser cette discrimination capacitiste envers les travailleur.euses (étudiant.es, stagiaires et professionnel.les)? Si l’on reconnaît qu’il existe une diversité corporelle et fonctionnelle qui est souhaitable, il est essentiel d’adapter l’école et le travail à cette diversité afin de briser l’organisation capacitiste de la société. Arrêtons de demander à ces individus de mettre en péril leur santé physique et mentale pour répondre à des exigences toujours plus axées sur la production capitaliste, adaptons plutôt les milieux de travail à leurs réalités!

 

Cet article a été publié dans le numéro de l’hiver 2018 du CUTE Magazine.

 


  1. Fougeryollas avance que le handicap est une réalité produite socialement. En effet, il existerait une diversités au plan physique et mental, mais ce serait l’interaction entre l’environnement et les facteurs individuels qui produirait le handicap, le tout étant transformation constante. Fougeyrollas, Patrick & Roy, Kathia (1996). « Regard sur la notion de rôles sociaux. Réflexion conceptuelle sur les rôles en lien avec la problématique du processus de production du handicap». Service social, 45(3), https://www.erudit.org/en/journals/ss/1996-v45-n3-ss3523/706736ar.pdf↩︎
  2. Leduc, D. (2005). L’obligation d’accommodement en milieu de travail, [En ligne], http://www.portailrh.org/votre_emploi/fiche_lapresse.aspx?f=24670, (consulté le 27 décembre 2017). ↩︎
  3. Les « contraintes excessives » comprennent, par exemple, les coût encourus par les accommodements. Ces dernières peuvent être balisées à partir des conventions collectives des syndicats des travailleur.se.s. ↩︎