L’autonomie réellement existante

Par Sandrine Boisjoli et Valérie Simard

ORGANISATION INTERNE

Mi-juin, le gouvernement annonçait que les étudiant.e.s de seize programmes dans les domaines de la santé et des services sociaux pourront recevoir une compensation variant entre 900$ et 4000$, notamment selon leur niveau d’études et la durée du stage. Bien que le programme de bourses mis en place par le gouvernement ne réponde pas aux revendications défendues par les grévistes, c’est la première fois que le mouvement étudiant peut se réclamer d’un gain réel dans les 40 dernières années. Au fil du temps, on nous avait habitué.e.s à un mouvement défensif, mobilisé au gré des différentes attaques à l’encontre de l’accès à l’éducation. On freinait ainsi des reculs, mais on n’avançait pas pour autant.

Des murmures laissent pourtant entendre que la campagne pour la rémunération des stages a été un échec cuisant. Les responsables ? Les _Comités unitaires sur le travail étudiant_ (CUTE) et leur mode d’organisation décentralisé, surtout. Tout au long de la campagne, particulièrement à partir de l’automne 2018, les critiques ont fusé de toutes parts quant à leur façon de s’organiser, jugés tantôt trop autoritaires, tantôt trop spontanéistes. Depuis le début de la campagne à l’automne 2016, les militant.e.s impliqué.e.s dans ces comités autonomes se targuent de faire les choses autrement, à l’encontre de la tradition et du _statu quo_ dans la gauche étudiante. Qu’en est-il vraiment ?

L’objectif de ce texte est de faire un bref retour sur quelques éléments qui ont fait l’originalité de l’organisation de cette lutte. Puisque les autrices étaient toutes deux impliquées au CUTE-UQAM, ce texte est évidemment teinté par cette expérience.

 

Unitaire vs affinitaire

Malgré leur volonté initiale, force est d’avouer que les CUTE n’ont pas pu éviter les accusations de grégarité. Pourtant, l’appel à la formation de comités unitaires autonomes avait pour objectif d’unir des tendances politiques potentiellement conflictuelles autour d’un enjeu rassembleur, le travail étudiant. Les comités ainsi formés dans les différents campus devaient être des espaces au sein desquels pourraient intervenir, en leur nom, les individus organisés sur ces mêmes campus. Contrairement à des comités mob téléguidés par les exécutifs d’associations étudiantes, les comités unitaires devaient ainsi permettre l’organisation, par la base, d’une campagne politique de masse, indépendamment des associations étudiantes, de leurs traditions, de leur injonction de représentativité et de leur lourdeur bureaucratique.

Afin de lancer le mouvement à l’automne 2016, des CUTE ont ainsi été formés presque simultanément au Cégep Marie-Victorin, à l’UQAM ainsi qu’à l’UdeM, rapidement suivis par des initiatives à l’UQO et au Cégep de Sherbrooke au début de la session suivante. Inutile de le cacher, derrière ces initiatives se trouvait bel et bien une minorité agissante ayant préalablement réfléchi et débattu au sujet des stratégies et des principes qui allaient guider la campagne. Mais il s’agissait de discussions préliminaires concernant les éléments de base sur lesquels il était essentiel de s’entendre, notamment l’opposition au centralisme démocratique, la reconnaissance des études en tant que travail et la grève des stages comme horizon. Au sein de ce groupe restreint existaient et ont persisté des tendances politiques en opposition, à la base de conflits stratégiques ayant conduit à des ruptures et à des désertions tout au long de la campagne[1]. Puisque cette dernière reposait en son fondement sur une opposition au centralisme démocratique, on peut difficilement s’étonner que toutes les tentatives de la restructurer au national aient été sévèrement combattues.

Peu de temps après la fondation des comités unitaires sur les campus, les personnes alors impliquées ont entrepris de faire adopter dans les assemblées générales les principes de la campagne, notamment la reconnaissance des études en tant que travail méritant un salaire. Les étudiant.e.s membres des associations étudiantes qui adoptaient ces principes étaient invité.e.s à participer à l’organisation de la campagne à l’intérieur des comités unitaires. Mis à part les comités féministes, peu de groupes politiques organisés ont finalement répondu à l’appel, si ce n’est le passage éphémère de quelques maoïstes. Les rencontres ont plus tard été fréquentées par des représentant.e.s des associations étudiantes les plus concernées par les stages, soit en éducation et en travail social, et par des étudiant.e.s inscrit.e.s dans ces mêmes programmes. Ainsi, les CUTE devenaient bel et bien les lieux d’organisation de la base dans les campus, mais pas nécessairement un lieu où s’entrechoquaient les différentes tendances, tel qu’il était prévu. Afin d’éviter tout repli affinitaire, les rencontres ont continué à être affichées publiquement, tant sur les médias sociaux que dans les établissements d’enseignement. Toute personne pouvait ainsi se présenter à ces réunions, prendre part aux discussions et à la prise de décision. Pour des considérations d’ouverture et de transparence, l’ensemble des procès-verbaux, rédigés comme des verbatims, étaient disponibles pour les participant.e.s via les canaux de communication mis sur pied par les différents comités autonomes. Tout comme l’indépendance des comités, leur transparence était une façon de contrer la centralisation des pouvoirs. Il s’agissait, finalement, d’imposer la légitimité de la campagne et de la grève, en occupant l’espace public et en favorisant une appropriation large et plurielle du mouvement.

 

Féministe donc autonome

Pour celles qui en ont posé les bases, il était impensable de se lancer dans un projet de campagne large sans que celle-ci ne soit fondée sur une analyse féministe. Et il semblait impossible, pour se faire, de s’organiser autrement qu’en autonomie. En effet, la conception de l’autonomie telle qu’on l’a appliquée était en phase avec les principes d’organisation des traditions féministes les plus à gauche. Ces dernières s’organisent sur une base antiautoritaire, décentralisée, communautaire et indépendante des partis politiques. Elles privilégient les décisions par consensus et la rotation des tâches, se passent de la figure paternaliste du _leader_ et jouissent même d’une autonomie au sein des organisations de masse, en opposition aux structures verticales sur lesquelles se fondent les sociétés patriarcales.

Les expériences passées dans les associations étudiantes étaient convaincantes en ce sens. Le mouvement étudiant ne sert pas les intérêts des étudiantes, surtout pas de celles inscrites dans les programmes techniques et professionnels. Même les positions centrales de la gauche étudiante, comme la critique de la marchandisation, servent les intérêts d’une élite intellectuelle à laquelle peu de femmes ont accès. Cela transparait dans la culture et les pratiques syndicales qui demeurent, somme toute, verticales et virilistes. Des comités femmes sont créés dans à peu près toutes les associations étudiantes, locales et nationales, et doivent consacrer le plus gros de leurs efforts à en atténuer les effets : gestion des comportements machos et des violences, langage de domination et tours de parole, accessibilité des espaces, prise en compte des dimensions affectives des luttes, etc. On s’était habituées à aborder les enjeux féministes en tant que lutte secondaire. C’est pour dépasser ce rôle que le _Comité femmes de l’ASSÉ_ s’était scindé de cette dernière en 2012 pour devenir le _Comité femmes GGI_[2]. Cette fois-ci, on inverserait le paradigme en inscrivant une lutte étudiante dans le mouvement féministe et, par conséquent, un mode d’organisation proprement féministe s’imposait. Plus encore, pour reconnaitre la pluralité des féminismes, il fallait des espaces d’organisation flexibles qui respectaient les particularités, incluant leur mode d’organisation[3].

Évidemment, on n’a pas pour autant pu éviter la tâche de torcher derrière les militants. À quelques reprises, des comités féministes et des étudiantes ont contacté des militantes des CUTE pour dénoncer des violences sexuelles commises par des militants impliqués dans la lutte des stagiaires. En non-mixité à l’_InterCUTE_, rencontres regroupant les différents comités autonomes, les militantes ont pris la décision d’exclure les militants concernés de tous les espaces d’organisation de la campagne. Et puisque ces espaces, ce sont elles qui les avaient créés et elles qui les occupaient, l’exclusion des hommes était beaucoup moins remise en question et se trouvait légitimée _de facto_. Les violences sexuelles ont été identifiées comme du sabotage en raison de la désorganisation qu’elles ont causée sur différents campus et de la charge de travail supplémentaire qu’elles impliquaient pour les militantes qui portaient déjà à bout de bras la mobilisation. Tout cela a bien sûr joué pour beaucoup quant à l’opposition spontanée de plusieurs d’entre elles aux _partys_ et aux _bed-in_ proposés à plusieurs reprises durant la campagne par les militants dans et autour des associations étudiantes.

 

Autonome des associations étudiantes…

On l’oublie souvent, mais les CUTE rassemblaient, du moins en théorie, des individus autour de la reconnaissance des études en tant que travail et de la revendication du salaire étudiant. Pourtant, les discussions ont finalement rarement porté sur ces questions et les rencontres se sont principalement articulées autour des stages. Les débats les plus virulents ayant eu lieu opposaient les exécutifs d’associations étudiantes aux militant.e.s de la base et concernaient la question d’une coordination au national en prévision de la grève générale.

Déjà à l’hiver 2017, il a fallu se rendre à l’évidence : la question du travail étudiant ne permettrait pas de rassembler les différentes tendances dans les espaces qu’étaient les CUTE. C’est ainsi que l’idée de fonder des coalitions régionales qui rassembleraient les groupes, associations et individus autour de la question spécifique de la rémunération des stages s’est imposée. Si les débats de fond autour du salaire étudiant et le choc des tendances n’avaient pas lieu au sein des comités unitaires, ils se produiraient peut-être dans les coalitions. Informellement et naïvement, certain.e.s souhaitaient que la campagne pour la rémunération des stages soit récupérée par les éléments réformistes du mouvement étudiant, ce qui aurait permis aux CUTE de se positionner en tant qu’opposition critique. On aurait ainsi pu mieux articuler la revendication du salaire étudiant en plus de développer et d’approfondir une critique de l’éducation. La récupération souhaitée n’étant jamais venue, cela a condamné quelques-un.e.s à devoir animer des espaces d’organisation supplémentaires et à produire la totalité des analyses stratégiques de la campagne sur les stages, laissant peu de temps et d’énergie pour réfléchir la question plus large du travail étudiant et du salaire.

Difficile pour les exécutifs des associations étudiantes de revoir leur pratique. Ils ne pouvaient pas utiliser les espaces d’organisation pour pelleter les tâches découlant de leurs décisions. L’autonomie vis-à-vis des assos s’est principalement manifestée dans le refus de la représentation, c’est-à-dire la séparation entre la prise de décisions et leur exécution. Les militant.e.s de la base se sont montré.e.s particulièrement allergiques aux participations silencieuses des mandaté.e.s par l’asso, présent.e.s uniquement pour prendre le pouls des discussions et tirer de l’information, sans prendre de tâches. Or, dans les comités unitaires comme dans les coalitions, on considérait les personnes présentes comme des militant.e.s, qu’elles soient impliquées dans une association, un comité étudiant ou un groupe politique. On ne pouvait pas apporter une proposition sans porter la responsabilité de son exécution[4]. Si l’on venait en réunion, c’était pour travailler !

Le caractère autonome se reflétait également au niveau des communications. Le travail de circulation et de diffusion de l’information, de même que la collaboration avec les médias de masse, sont un de ces sujets qui se trouvent souvent au coeur de débats de tendances au sein de la gauche. De la méfiance envers les médias bourgeois à la centralisation des médias entre les mains d’une poignée « d’expert.e.s » et de portes-paroles vedettes, la façon de diffuser l’information demeure centrale dans l’organisation d’une campagne politique.

Et dans les associations étudiantes, la façon de gérer les communications est encore marquée du sceau de l’exécutif de l’_Association pour une solidarité syndicale étudiante_ (ASSÉ) en 2012. Cette façon de faire, c’est essentiellement la même à gauche qu’à droite. Il existe une croyance persistante selon laquelle il est nécessaire d’associer une campagne politique à un visage, une figure charismatique. Mais, en cohérence avec les principes d’autonomie et de décentralisation qui guidaient l’ensemble de la campagne, ainsi que de ses bases féministes défendues par les militantes, il était hors de question de nommer un.e porte-parole unique, même lorsqu’on comptait encore sur les doigts des mains les personnes impliquées. Les communications seraient plutôt assurées par différent.e.s étudiant.e.s et, surtout, on éviterait de les concentrer à Montréal. Pour chaque mobilisation, les comités des différentes régions ont pris en charge la rédaction d’un communiqué, les prises de paroles médiatiques et les relations de presse. S’il est parfois difficile de piquer la curiosité des médias de la métropole – qui agissent souvent en tant que médias nationaux – les médias locaux ne se sont pas fait prier pour couvrir les mobilisations à Gatineau, à Sherbrooke, à St-Jérôme, à Rimouski, à Trois-Rivières et à Victoriaville. On pouvait ainsi compter différents articles pour chaque journée d’actions, parfois plus d’une dizaine. Même si un évènement était moins bien couvert à un endroit, on savait qu’un autre média y ferait écho. On contournait ainsi la possibilité de récupération totale par une association nationale.

En plus de décentraliser les communications entre les groupes, on assurait la rotation dans les prises de parole, tant pour les discours que pour les échanges avec les journalistes. On s’efforçait ainsi de proposer une représentation plus diversifiée et donc plus juste des stagiaires. Pourquoi se contenter d’un.e porte-parole charismatique qui réciterait des discours quand des dizaines de stagiaires pouvaient parler en leur nom, raconter leur histoire et répondre avec éloquence et sincérité aux questions des journalistes ? Lorsqu’un évènement impliquait une présence médiatique, les personnes intéressées et disponibles fournissaient leurs coordonnées et quelques personnes agissaient en tant qu’intermédiaires avec les journalistes. On fonctionnait de la même façon pour les prises de parole dans les évènements publics et les discours dans les manifestations. Rapidement, on s’est trouvé.e.s face à un mouvement qui rassemble des dizaines de personnes capables de répondre aux questions des journalistes et de haranguer les foules! Des futures travailleuses de l’éducation, de la santé et des services sociaux qui plus est. Difficile alors de réduire la campagne aux ambitions d’un seul groupe et d’en caricaturer les protagonistes.

Pour ce qui est de la communication interne, la publication d’un journal syndical traditionnel a aussi fait l’objet de débat dans le contexte où la campagne est née. Dès le départ, l’idée de créer un organe de diffusion de réflexions théoriques et stratégiques, le _CUTE Magazine_, s’est imposée. Évidemment, la rédaction et la diffusion de journaux font partie d’une pratique courante dans la gauche. Les tables de mob et les locaux d’assos pullulent de tracts, de zines et de journaux de tous acabits. La plupart du temps, ces organes présentent une position unanime, la ligne officielle du groupe qui le rédige. Sinon, on en fait des outils de mobilisation ennuyeux regroupant des analyses plutôt superficielles destinées aux « masses » à qui elle s’adresse. Les articles, rarement signés, ne laissent transparaitre aucune tension ni débat qui animent pourtant – et devraient animer – tout espace politique. On trouve aussi peu de personnes prêtent à diffuser le matériel de mobilisation et les documents sont ainsi laissés à la disponibilité de qui voudra bien les consulter – ou les jeter – empilés dans les lieux publics ou éparpillés sur les tables et les pupitres.

Cette fois, on souhaitait produire un outil qui ne servirait pas seulement à diffuser des idées, encore moins à l’autopromotion, mais qui serait autant utile pour le travail de mobilisation et d’organisation que pour le choc des idées. Le _CUTE Magazine_ ne présenterait pas une position unanime ni une synthèse endossée par une organisation invisible. L’exercice d’écriture a permis d’approfondir les idées et de les mettre en dialogue. Publié à chaque rentrée – un numéro à l’automne et un à l’hiver – le magazine permettait de faire des bilans réguliers et de formuler des propositions stratégiques. Le choix des sujets était discuté lors des _InterCUTE_. Dans la très grande majorité des cas, les articles étaient écrits à quatre mains, une occasion de permettre au plus grand nombre de collaborer aux analyses et de s’approprier les contenus. Les articles reflétaient ainsi le fruit de la collaboration et des échanges entre les auteur.rice.s, mais témoignaient aussi de la progression des idées et de l’évolution de la campagne.

La fréquence de publication permettait ensuite de réinvestir le contenu des articles dans le matériel de mobilisation, dans les ateliers, dans les communiqués de presse et dans l’élaboration des propositions débattues en assemblées générales. Surtout, la diffusion du magazine se faisait principalement de main à main et servait d’introduction à la campagne pour les non initié.e.s. En maximisant la participation d’un grand nombre de personnes aux différentes étapes de production et en visibilisant leur travail – les textes étaient signés, et toutes les personnes ayant collaboré au numéro étaient nommées dans le bloc technique – on s’assurait que plusieurs aient envie et se sentent responsables de diffuser les journaux. Au fil du temps, ce sont ajoutés au magazine des courts-métrages et reportages ainsi que quelques épisodes de podcast afin de faciliter la compréhension et l’appropriation des idées défendues par les CUTE.

 

Autonome des partis politiques…

Autre élément original, à l’automne 2018, un ultimatum est lancé au gouvernement en faisant fi du contexte électoral. Durant les périodes électorales, généralement, soit rien n’est organisé par le mouvement étudiant, soient des actions ou pourparlers sont entrepris pour positionner des candidat.e.s en faveur d’une ou plusieurs revendications. Parallèlement, dans les milieux radicaux, autoritaires ou libertaires, on diffuse des mots d’ordre en faveur de l’abstention, alors que les éléments plus réformistes consacrent tous leurs efforts aux activités électorales de leur parti.

Pour dépasser l’une et l’autre de ces stratégies tout en tirant profit du contexte, la campagne s’est poursuivie de plus belle durant la période électorale, et un ultimatum a été lancé au futur gouvernement, peu importe le parti qui allait le composer[5]. Convaincu.e.s qu’il ne suffit pas d’attendre les changements successifs de gouvernement pour espérer une quelconque transformation de ses conditions d’existence, les militant.e.s ont envoyé le message clair que la grève se tiendrait, peu importe le parti élu. Le message était clair, d’autant plus que tous les partis politiques, de la _Coalition Avenir Québec_ (CAQ) à _Québec Solidaire_, avaient sensiblement la même réponse à la revendication pour la rémunération des stages, soit la tenue d’une réflexion pour compenser les stages de prise en charge. Pour la grande majorité des comités, jamais il n’a été question de tenter d’influencer les partis politiques. Les propositions de rencontre avec des candidat.e.s lancées aux militant.e.s ont été systématiquement refusées et les tentatives de récupération de la mobilisation sur les campus pour des fins électorales ont été confrontées[6], parfois en face à face. Au sein des CUTE, les mobilisations dans le cadre de la campagne électorale n’ont pas été une grande source de détournement des énergies militantes.

Il est difficile d’évaluer la portée de cette stratégie. Cela dit, il est clair que lorsque la semaine de grève a été déclenchée dans le mois suivant les élections, la participation a été gonflée par un désir de canaliser l’opposition au nouveau gouvernement de droite[7]. Qui plus est, puisque ce dernier n’était en poste que depuis quelques semaines, il n’était pas tout à fait prêt à se montrer intraitable vis-à-vis du mouvement. D’autant plus qu’une ligne dure de sa part aurait probablement galvanisé la mobilisation.

 

Pour réaliser la grève des stages !

Les stages, qu’ils se déroulent dans les cliniques et laboratoires des écoles ou à l’extérieur de leurs murs, ont toujours été exclus des grèves étudiantes ; une façon d’éviter la résistance des stagiaires, mais aussi de contourner la complexité d’un tel débrayage. En effet, les stagiaires sont éparpillé.e.s et se retrouvent souvent seul.e.s dans leur milieu de stage ; difficile alors d’organiser des blocages, comme on le fait devant les locaux de classe…

À l’automne 2016, les internes en psychologie venaient tout juste de conclure une bataille afin d’obtenir une rémunération. Appuyé.e.s par les psychologues du secteur public aussi en négociation avec le gouvernement, les doctorant.e.s se sont massivement désinscrit.e.s de leur internat , exercice qu’iels qualifiaient de boycott. Le contexte dans lequel nous nous trouvions était donc bien différent. Sans un appui des milieux qui les employaient, la responsabilité revenait uniquement aux stagiaires de faire respecter les mandats de grève. L’organisation de celle-ci sur une base non corporatiste ajoutait à la complexité de son application. La grève des stages, il a donc fallu la créer.

Puisqu’elle n’avait jamais été tentée auparavant, il a fallu procéder avec prudence pour parvenir à la grève générale souhaitée. À partir de l’hiver 2017, c’est une journée de grève par session qui était adoptée. Les journées de grève se sont multipliées d’une session à l’autre : chacune des journées était l’occasion de faire connaitre la campagne et de mobiliser de plus en plus de stagiaires. Tandis que se cumulaient les jours de grève, les directions des programmes expérimentaient menaces et sanctions. Leurs interventions relevaient de l’improvisation, étaient incohérentes et déstructurées. Afin de surmonter l’isolement des stagiaires et d’éviter l’individualisation de la répression, des avis de grève ont été rédigés et signés par un maximum de stagiaires avant chaque journée de grève et envoyés aux directions de programme pour les informer du respect du mandat de grève. La grève des stages ne pouvait être efficace que si un nombre critique de stagiaires respectait le mandat.

Mais, isolé.e.s dans son milieu de stage, chaque stagiaire était inquiet.e d’être seul.e à respecter le mot d’ordre et à devoir en assumer les conséquences. Il importait donc de publiciser le nom des personnes prêtes à faire la grève afin d’en convaincre d’autres de joindre le mouvement. Or, cette tactique a placé la grève des stages en porte à faux avec la gauche « radicale » qui depuis quelques années défendait l’anonymat en tant que principe central de lutte. On ne peut la blâmer. La répression envers les militant.e.s du mouvement étudiant s’est en effet intensifiée depuis 2012. Les universités ont de plus en plus assumé leur rôle de surveillance et n’ont pas hésité à judiciariser la répression durant les grèves étudiantes, ni même à autoriser l’entrée de la police dans les établissements. Mais il semblait évident, cette fois, que c’est seulement en assumant pleinement et massivement la grève que l’on a pu en limiter les conséquences et, par le fait même, encourager le plus de stagiaires à débrayer.

Vu les circonstances de la grève, il ne semblait pas exagéré de prendre des précautions supplémentaires. En s’inspirant du mouvement des internes en psychologie, l’idée de positionner les milieux de stages en faveur des revendications et de la grève a fait son chemin. Dans le cas des organismes communautaires, plusieurs stagiaires en travail social ont directement proposé aux milieux d’adopter le mandat de ne pas pénaliser celleux qui débrayaient ou mieux, de ne pas accepter de stagiaires en grève sur leur milieu de travail. Dans les secteurs publics et privés, ce sont les appuis des syndicats qui ont été sollicités, de manière à ce qu’ils lancent le mot d’ordre à leurs membres de ne pas appliquer les mesures disciplinaires dictées par les directions de programmes des universités et cégeps. Et ç’a porté fruit[8]! Quand les menaces de sanction ont atteint leur paroxysme durant l’hiver, un syndicat du secteur de l’enseignement a invité les profs à ne faire aucune délation des grévistes.

Évidemment, malgré ces mesures sécurisantes de légitimation morale de la grève des stages, la mobilisation des stagiaires est demeurée quelque peu précaire. L’incertitude et la crainte dominaient toujours parmi celleux qui étaient au coeur de la campagne et le mouvement étudiant peinait à réviser ses pratiques afin de s’adapter au contexte. La routine des levées de cours a continué à mobiliser l’essentiel du temps et de l’énergie des quelques grévistes qui se pointaient dans les universités. Toujours dans le but de briser leur isolement, des dizaines de stagiaires ont donc entrepris de faire une tournée des milieux qui les accueillaient afin de soutenir les stagiaires qui faisaient la grève. Ainsi, à Montréal, chaque matin de grève, une poignée de militant.e.s et de grévistes visitaient quelques lieux de stage dans un même quartier: des écoles, des CLSC, des centres des femmes, des hôpitaux, etc. Il ne s’agissait pas de piquets fermes : c’était le moment idéal pour expliquer aux travailleur.se.s les liens à faire entre les stages non rémunérés et leurs propres conditions de travail. Ces tournées ont nécessité un travail logistique considérable : à partir des avis de grève, on récoltait les noms des stagiaires et le lieu où se déroulait leur stage afin de les regrouper par quartier. Ensuite, les comités de stagiaires, comités unitaires ou conseils de grève de chaque campus s’alternaient pour organiser et coordonner le trajet.

Des assemblées de stagiaires se tenaient sur une base régulière afin de s’informer et de réagir collectivement aux menaces et aux sanctions. Peu à peu, les tournées des milieux ont pris un autre visage alors que l’on menaçait maintenant de mettre fin au stage de certain.e.s stagiaires s’iels respectaient le mandat de grève. Plutôt que de rendre la grève visible à l’extérieur des campus, la tournée des milieux de stage avait dorénavant comme but d’assurer un soutien aux stagiaires qui subissaient de la répression. Dans le but de faire la démonstration qu’il ne s’agissait pas d’un choix individuel, des piquets sont organisés afin de bloquer l’accès aux stagiaires qui n’osaient pas faire la grève sans soutien. Lorsque des stagiaires sont convoqué.e.s par les directions de l’UQAM soutenant que l’annulation de leur stage n’est pas liée à la grève, mais bien à de graves manquements, les grévistes exigent de participer en groupe à ces rencontres. Les motifs d’échec évoqués sont farfelus et les rencontres ont révélé le mépris des directions pour le mouvement. La réponse ne s’est fait attendre: un tract est diffusé afin d’exposer les noms des professeur.e.s ayant tenu des discours progressistes et féministes, mais qui se sont révélé.e.s tyranniques en période de conflits. Ce tract est diffusé dans les départements de travail social, de sexologie et d’éducation de l’UQAM lors d’une manif interne à laquelle prendra part un nombre important de stagiaires en colère afin d’avertir les professeur.e.s que les stagiaires « _n’oublieront pas leurs menaces et leur absence de solidarité concrète_ », les stagiaires scandant : « _Arrêtez vos menaces, on connait vos faces_ ! »

Malgré les tentatives d’éviter les sanctions envers les stagiaires grévistes, il aura été impossible de toutes les bloquer. La raison principale est que la grève n’a pas été suffisamment longue pour devenir ingérable par les administrations universitaires. La difficulté de dépasser le corporatisme par discipline pour vraiment collectiviser la réponse aux menaces en est sans doute une autre. Sans oublier la désolidarisation des militant.e.s de la « gauche traditionnelle » des programmes de sciences humaines, sans stage obligatoire. Nombreuses stagiaires qui ont fait et défendu la grève se sont montré.e.s déterminé.e.s et ont refusé de reprendre les journées débrayées, s’exposant au risque d’échec et surtout, à l’obligation de reprendre leur stage en entier. Quiconque a déjà subi un stage sait à quel point il s’agit là d’un sacrifice immense pour la cause…

 

Et pour la suite…

Tout s’est passé comme prévu, rien ne s’est passé comme prévu. On avait des idées, on savait ce dont on avait envie et ce qu’on ne voulait surtout pas. Évidemment, ça n’a pas été simple, mais ça s’est parfois avéré plus compliqué que prévu. Il y avait des réactions qu’on n’a pas vues venir, pas aussi fermes en tout cas. L’expérience des CUTE et la campagne pour la rémunération des stages, on les a menées à la hauteur de nos moyens. La campagne a permis de nombreux apprentissages, on a eu pendant un bon moment le champ libre pour l’expérimentation. On ne s’est pas contenté.e.s de répéter les recettes habituelles. Les personnes qui ont pris part à la campagne, avec sérieux, ont acquis de vraies compétences utiles : la légitimité de confronter à la fois les exécutifs syndicaux et les patron.ne.s, le courage de parler avec ses collègues et en public, des grilles d’analyse et des mots pour parler de ses conditions d’exploitation, des exemples pour combattre le corporatisme et la représentation. Ensemble, on a appris à écrire, à monter un journal, à animer les réseaux sociaux, à faire du graphisme, à préparer et animer des ateliers, à défendre des propositions en assemblées générales, à organiser des manifestations, des actions et des occupations, à rédiger des communiqués de presse et à parler aux journalistes. Ensemble, on a organisé la grève dans toutes ses dimensions ! On ne s’est pas contenté.e.s de suivre les consignes de supposé.e.s expert.e.s : pas besoin d’atelier sur les procédures en AG quand on le fait pour vrai, ensemble. Pas besoin de stratèges quand on discute de tout, ensemble. Après un petit _break_, on sera prêtes pour s’organiser dans nos milieux de travail. On a tout ce qu’il faut.

 

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1. Des féministes autonomes, des révolutionnaires critiques et des anarchistes autrefois impliqué.e.s dans des collectifs libertaires et des associations étudiantes, principalement. [↩︎](https://lucid-khorana-dd9246.netlify.app/lautonomie-reellement-existante/#fnref1)

2. Voir à ce sujet le texte « La grève étudiante pour les nulles » de Camille Tremblay-Fournier, aussi paru dans l’ouvrage _Les femmes changent la lutte_ aux Éditions du remue-ménage : jesuisfeministe.com/2013/11/21/la-greve-etudiante-pour-les-nulles [↩︎](https://lucid-khorana-dd9246.netlify.app/lautonomie-reellement-existante/#fnref2)

3. Cette flexibilité ne s’est toutefois pas avérée suffisante pour dépasser les structures coloniales et le racisme et permettre la pleine participation des personnes racisées. Le groupe _Féministes racisé.e.s uni.e.s et solidaires_ (FRUeS) basé à l’UQAM a d’ailleurs formulé cette critique lors de l’assemblée de bilan de la semaine de grève à l’automne 2018. Pour une réflexion critique sur la question de l’inclusivité des espaces autonomes voir le texte _Représentation et inclusivité_ dans le présent numéro. [↩︎](https://lucid-khorana-dd9246.netlify.app/lautonomie-reellement-existante/#fnref3)

4. Voir le texte _Organisation de masse et autonomie_ dans le présent numéro. [↩︎](https://lucid-khorana-dd9246.netlify.app/lautonomie-reellement-existante/#fnref4)

5. Voir « Lettre ouverte aux partis politiques et à leurs candidat.e.s» de la _Coalition outaouaise pour la rémunération des stages_ : [https://tinyurl.com/yxdaaqjb](https://tinyurl.com/yxdaaqjb) [↩︎](https://lucid-khorana-dd9246.netlify.app/lautonomie-reellement-existante/#fnref5)

6. Voir « Les urnes, la rue, la grève », _CUTE Magazine_, no 4, automne 2018, [https://tinyurl.com/ych65kvg](https://tinyurl.com/ych65kvg) [↩︎](https://lucid-khorana-dd9246.netlify.app/lautonomie-reellement-existante/#fnref6)

7. Voir l’appel large à la mobilisation à la suite des élections provinciales : [https://tinyurl.com/y3agpqd8](https://tinyurl.com/y3agpqd8) [↩︎](https://lucid-khorana-dd9246.netlify.app/lautonomie-reellement-existante/#fnref7)

8. Voir la liste des appuis syndicaux et communautaires : www.grevedesstages.info/appuis [↩︎](https://lucid-khorana-dd9246.netlify.app/lautonomie-reellement-existante/#fnref8)

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