Le mépris comme salaire de notre peine

Bien plus qu’un simple montant d’argent associé à une tâche particulière, le salariat est un système, une institution, un rapport social permettant d’organiser la collaboration entre les individus sur laquelle repose la reproduction collective de la société. Les nombreuses théories critiques du système capitaliste ont montré que cette relation sociale en apparence simple implique en fait une lutte entre des intérêts opposés, un rapport de pouvoir impliquant vols, violences et contraintes, à travers lequel la force de travail des salarié.es est exploitée par les patron.nes qui s’approprient celle-ci en échange d’un salaire. Cette exploitation des salarié.es par le patronat qui fixe et dispense les salaires est le thème central de ce qu’on appelle depuis le XIXe siècle (et qui est aujourd’hui en train de tomber dans l’oubli) le mouvement ouvrier. Aborder en profondeur les analyses critiques du salariat n’est pas possible ici; il s’agit simplement de rappeler que c’est parce qu’il a été vécu et problématisé comme un rapport de pouvoir entre des intérêts opposés que celui-ci, en tant que relation sociale, a donné lieu à l’apparition du mouvement ouvrier, dont l’action a été à maints égards déterminante pour les avancées sociales des deux derniers siècles. En permettant à la partie sans cesse défavorisée de la relation salariale de s’affirmer et de revendiquer une vie meilleure, les luttes ouvrières ont permis de mettre en lumière la nature profondément politique du salariat. Ainsi, c’est dans l’espoir de voir le mouvement étudiant se faire à nouveau le véhicule d’une offensive contre les politiques de droite du gouvernement que nous vous proposons ce début de réflexion sur la nécessité pratique et le potentiel subversif de la revendication du salariat étudiant.

Ce qui fait du salariat un espace de lutte plutôt que l’exercice d’une domination pure et simple, autrement dit ce qui donne un certain pouvoir même aux plus exploité.es des salarié.es, est la reconnaissance — impliquée par l’existence même du salaire — que leur travail est précieux, voire indispensable pour les patron.nes qui se l’approprient en échange d’une rétribution. C’est pourquoi le patronat doit s’accaparer cette force de travail par l’entremise du salariat, établissant ainsi un rapport par lequel il se rend dépendant des travailleur.euses au moment même où il exerce sur eux et elles le pouvoir que lui confère la propriété des moyens de production. Cette conception du salariat est de plus en plus délaissée au profit d’une soi-disant conciliation des deux partis et elle est rendue méconnaissable par le spectacle sans cesse répété de la négociation à la baisse des conventions collectives par les syndicats. Elle ne s’en trouve pas moins réaffirmée chaque fois que les salarié.es font valoir leur droit en tant que possesseurs d’une force de travail essentielle à la société. Et une telle situation n’a pas fini de se reproduire: même la faillite actuelle du syndicalisme et l’immense vide laissé par la disparition du mouvement ouvrier ne pourraient faire en sorte que s’estompe complètement la conscience que les travailleur.euses ont de détenir un certain pouvoir sur leurs patron.es.

D’une telle conscience, les étudiant.es sont malheureusement dépourvu.es. Le mouvement étudiant québécois, ayant emprunté ses principes organisationnels et idéologiques au mouvement ouvrier tout en pratiquant un syndicalisme unique en son genre (puisque n’étant pas encadré par le Code du travail), a su s’affirmer à quelques reprises comme une force politique et sociale non négligeable. Il y est parvenu notamment en déclenchant des grèves générales qui, lorsque les conditions sont réunies, sont susceptibles d’avoir un impact sur l’ensemble de la société. Toutefois, comme ce rapport de force entre les étudiant.es et le reste de la société ne s’inscrit pas dans la relation sociale du salariat, il doit être formulé autrement par ceux et celles qui l’assument et le défendent. N’étant pas des salarié.es, les étudiant.es qui souhaitent lutter contre la dégradation de leurs conditions d’étude doivent d’abord réfuter l’idée selon laquelle leur activité, étant tout à fait improductive et donc inutile à la société, représente un luxe dont les coûts devraient être assumés par eux et elles seul.es.

Face à une telle situation, le mouvement étudiant, au fil de ses campagnes et de ses luttes, a su développer un habile discours visant à démontrer que, l’éducation supérieure comportant des bénéfices pour l’ensemble de la société, c’est l’ensemble de la société qui devrait contribuer à la supporter, aussi bien moralement que financièrement. Pour ce faire, les militant.es qui font la promotion des revendications et des luttes étudiantes doivent fonder leur argumentaire sur une projection dans l’avenir nous invitant à considérer tout ce que les personnes ayant eu accès aux études supérieures pourront réaliser ensuite sur le marché du travail. Il est vrai que le discours officiel de l’ASSÉ, contrairement à celui de la FECQ et de l’ex-FEUQ (maintenant l’UEQ), porte beaucoup moins sur la productivité future des étudiant.es — ce qui s’inscrirait directement dans la logique de « l’économie du savoir » — que sur le «droit à l’éducation », dans une logique citoyenniste : « l’éducation doit être accessible à toutes et tous puisqu’elle forme des citoyen.nes. » Or dans notre société capitaliste, la citoyenneté prise en dehors des rapports de production ne veut pas dire grand-chose. On sait tout le mépris auquel sont voué.es les «citoyen.nes» qui, pour une raison ou une autre, se trouvent exclu.es du marché du travail. Tenter de valoriser la condition étudiante à l’aide du concept de citoyenneté ne fait qu’enfermer les étudiant.es dans la catégorie des assisté.es, c’est-à-dire de toutes les personnes dont l’activité est jugée (toujours injustement à notre avis) improductive et superflue par le pouvoir politique. Plutôt que de répondre à cette exclusion violente en l’ornant d’une valeur citoyenne, il faudrait réparer l’injustice qu’elle représente en forçant le pouvoir à redéfinir la notion de travail.

En donnant des garanties quant à la productivité future ou la valeur citoyenne des étudiant.es qui seront plus tard salarié.es, on évite d’aborder les questions délicates que pose la situation de l’étudiant.e par rapport au reste de la société. La plus brûlante de ces questions est selon nous la suivante : est-il possible d’affirmer que les étudiant.es — en tant qu’étudiant.es et non seulement en tant que salarié.es à temps partiel pendant leurs études — sont sujets à ce que nous avons appelé plus haut l’exploitation? Nous pensons que oui. En effet, l’activité des étudiant.es ne consiste pas à faire usage d’un service qui leur serait offert à un prix plus ou moins élevé. Il s’agit d’une activité productive dont la société dans son ensemble bénéficie au même titre qu’elle profite de toutes les autres activités productives, et ce avant même le passage des études au marché du travail. C’est une évidence à l’université, où le travail des étudiant.es au sein des groupes de recherche chapeautés par des profs (travail rémunéré seulement à l’occasion, souvent simplement échangé contre des crédits scolaires) alimente directement le marché universitaire en fournissant continuellement de la nouvelle matière que ces profs pourront exploiter dans leurs demandes de subvention. Les articles scientifiques qu’écrivent ces étudiant.es ne sont jamais rémunérés, si ce n’est qu’indirectement sous la forme de bourses obtenues par concours de manière tout à fait élitiste et inégalitaire. C’est aussi clairement le cas pour les programmes de formation technique au collégial, dans le cadre desquels les étudiant.es effectuent gratuitement des tâches pour lesquelles ils seront rémunéré.es une fois arrivé.es sur le marché du travail. Que les années de formation nécessaires à l’obtention d’un diplôme technique ne soient pas considérées comme un travail, alors que toute période de formation dans le cadre d’un emploi digne de ce nom est rémunérée au même titre que le travail réalisé ensuite, est une aberration qu’il serait grand temps d’appeler par son nom. Et ce nom — répétons-le au risque d’abuser d’un terme pratiquement disparu du vocabulaire actuel de la gauche — est exploitation. C’est tout comme si les étudiant.es devaient subir les contrecoups historiquement associés à la relation sociale qu’est le salariat — à savoir l’objectivation et la marchandisation de leur activité productive — mais sans bénéficier du salaire qui représente à la fois une compensation matérielle et une reconnaissance que le monde du travail est traversé par un rapport de force irréductible entre travailleur.euses et patron.nes.

Les discours que l’on tient sur la condition étudiante ne saisissent jamais l’étudiant.e comme tel.le, c’est-à-dire comme une personne dont le travail est d’étudier, mais toujours comme futur.e salarié.e ou comme salarié.e à temps partiel, ou encore comme citoyen.ne. En témoigne la campagne actuelle de l’ASSÉ sur la précarité étudiante, qui insiste sur une révision du système de l’aide financière aux études et sur une hausse du salaire minimum à 15 $ de l’heure, tout en passant presque entièrement sous silence la question de l’exploitation non-rémunérée du travail étudiant. Le fait de militer contre la précarité étudiante et de réclamer, en conséquence, une plus grande aide financière aux études fait apparaître la relation entre les étudiant.es et la société comme une relation d’assistance. Or, c’est précisément cette relation qu’il faut briser, en revendiquant la reconnaissance que l’activité des étudiant.es est productive et qu’elle demande donc à être salariée, plutôt qu’intégrée à un système d’assistanat qui méprise, infantilise et dépossède les étudiant.es de leur travail. Cet entêtement de l’ASSÉ à ne dénoncer qu’une entrave au droit inaliénable d’étudier est le symptôme le plus criant de l’asservissement actuel du mouvement étudiant québécois. Le syndicalisme étudiant officiel se charge donc lui-même de réduire l’éducation à un simple service qui nécessite en tout temps le support bienveillant de l’État, et le travail étudiant à l’activité improductive d’une classe défavorisée. Il crée lui-même cette lubie qu’il nomme « classe étudiante », et enferme ainsi les étudiant.es dans leur impuissance en les séparant de la classe des travailleur.euses, tout en renforçant l’aveuglement général dans le prisme duquel l’éducation apparaît comme ce généreux cadeau fait aux étudiant.es qui y sont pourtant en service pendant des milliers d’heures impayées.

La preuve la plus éclatante de l’importance du travail accompli par les étudiant.es dans le système actuel est la redoutable efficacité des grèves étudiantes. Il est toujours épatant de considérer la source inépuisable de problèmes que représente pour les gestionnaires de la société l’interruption, ne serait-ce que temporaire, d’une activité jugée aussi improductive que les études supérieures. C’est un drôle de spectacle que celui (auquel on a pu assister en 2012) d’un premier ministre commençant par affirmer en haussant les épaules que les grévistes se privant du service qu’on leur octroie seront les seules personnes pénalisées par la grève pour ensuite, lorsque celle-ci se prolonge, aller jusqu’à faire adopter des lois spéciales à l’Assemblée nationale pour forcer le retour en classe. C’est seulement lorsqu’il n’a plus d’autres recours que le pouvoir se résout à nommer publiquement ce qui fait la force des étudiant.es, à savoir que sans leur travail, rien n’irait plus. L’inclusion explicite de leur activité dans la catégorie du travail, par l’entremise du salaire, rend disponible pour les étudiant.es la conscience de participer à la société ainsi que la possibilité d’utiliser cette participation comme un pouvoir politique. La création de comités oeuvrant à faire la promotion de la revendication du salariat étudiant et s’organisant de manière autonome vis-à-vis de l’ASSÉ, comme de tout autre groupe politique ne reconnaissant pas officiellement les études comme un travail, nous semble donc la première étape d’un possible renouveau du mouvement étudiant combatif au Québec.

Thierry Beauvais-Gentile

Louis-Thomas Leguerrier