L’école qui te remet à ta place

« Il est où, le multiculturalisme?! » se questionne Jilefack lorsqu’elle discute d’intégration professionnelle avec d’autres immigrant.es africain.es. En effet, nombreuses sont ses connaissances ayant immigrées au Canada qui ont de la difficulté à décrocher un emploi parce que, selon les employeurs potentiels, elles ne se seraient pas suffisamment imprégnées de la culture et des valeurs québécoises. Or, lorsqu’on cherche à savoir ce qu’elles sont, ces valeurs québécoises, la réponse est plutôt évasive. Mauvaise maîtrise du français québécois[1], des codes culturels, d’une culture d’entreprise particulière… les raisons sont nombreuses pour rejeter les candidatures de Mamadou, de Marie ou d’Ousman. Pourtant, c’est entre autres parce qu’on leur avait vendu le caractère accueillant et ouvert de ses habitant.es que plusieurs ont pris la décision d’immigrer au Canada et de s’installer au Québec. On leur avait aussi fait miroiter la possibilité d’obtenir rapidement un emploi grâce à leurs qualifications et leur maîtrise du français. Alors que de nombreuses voix se font entendre pour dénoncer le racisme “systémique’’, on ne peut que questionner les valeurs d’ouverture et de tolérance dont se targuent nombre d’organismes et de personnalités publiques du Québec.

C’est bien de valeur

Puisqu’au Québec les travailleurs et travailleuses immigrant.es sont plus souvent qu’autrement incapables de trouver un emploi pour lequel ils et elles sont pourtant qualifié.es, nombre de ces personnes sont contraintes à accepter de travailler gratuitement afin d’accumuler des expériences jugées “pertinentes’’ aux yeux des patrons. Pourtant, les tâches qu’on leur demande d’accomplir sont bien celles d’un.e professionnel.le. Jilefack rapporte entre autres le témoignage d’un homme effectuant un stage non rémunéré dans une entreprise de génie à qui l’on demandait de réaliser des codages complexes. Sans expérience d’emploi préalable, il aurait été incapable d’accomplir les tâches exigées. Ainsi, le manque d’expériences québécoises et les potentielles différences culturelles ou linguistiques servent à justifier les difficultés rencontrées par les étudiant.es issu.es de l’immigration durant leurs stages de formation.[2]

C’est le cas notamment d’Alfred, étudiant en quatrième année au baccalauréat en enseignement à l’Université du Québec en Outaouais, qui a été contraint d’interrompre son troisième stage à cause des situations de racisme rencontrées. Dans sa cohorte, Alfred avait seulement deux collègues racisés: l’un a comme lui cumulé du retard et l’autre a fini par abandonner ses études.

Alfred possède 14 années d’expérience en enseignement au Togo, son pays d’origine. Le premier stage, stage d’initiation ou d’observation, lui a donc été crédité. Mais les difficultés se sont présentées dès sa première expérience dans une école de la région outaouaise. Alfred s’est d’abord heurté au mépris de son enseignante associée qui semblait vouloir le décrédibiliser devant les élèves. Dans le cadre d’une planification d’enseignement qui avait été dûment approuvée par cette dernière, celle-ci a corrigé l’étudiant devant l’ensemble du groupe sur une question de grammaire qui différait entre le français utilisé en Afrique et celui au Québec. L’enseignante associée perpétuait également le rôle subalterne du stagiaire en refusant de lui donner les clés des salles, le contraignant à l’attendre devant la porte pour pouvoir travailler. Finalement, l’enseignante associée a confirmé ses préjugés à l’égard des personnes noires lorsqu’elle a laissé le commentaire suivant dans son évaluation de mi-stage: « On pouvait s’y attendre que vous arriveriez en retard ». Or en plus d’assumer les responsabilités liées au stage, Alfred doit répondre aux besoins de sa famille. Pour ce faire, il occupe un emploi de nuit à raison de 16 heures par semaine. Compte tenu de la difficulté de concilier travail et étude, il s’était une fois présenté dans son milieu de stage avec tout au plus une dizaine de minutes de retard…

Ces préjugés à l’égard des différentes communautés culturelles sont entretenus par les employeurs et persistent après la formation. C’est ainsi que de nombreuses personnes qualifiées se voient refuser des emplois et des stages parce qu’on juge qu’elles risquent de ne pas comprendre certains codes sociaux et culturels qui ne sont pas explicités; cela ferait en sorte qu’elles pourraient ne pas savoir comment se comporter avec certaines « clientèles ». En soins infirmiers et en travail social par exemple[3], le fait de devoir travailler avec une population vulnérable ou marginalisée semble servir d’alibi pour justifier une certaine discrimination à l’égard des personnes immigrantes. Sous couvert de défendre la diversité – l’ouverture aux différentes identités de genre et de sexe, aux différentes orientations sexuelles et aux différentes croyances religieuses – les employeurs et superviseur.es de stage se donnent le droit de questionner la capacité des candidat.es immigrant.es à se distancier de ce qu’ils supposent être leurs valeurs et croyances afin d’intervenir adéquatement auprès d’une population diversifiée. Pourtant, on ne peut non plus assumer que cette ouverture soit acquise chez les candidat.es non-immigrant.es et c’est oublier que le stage doit notamment servir à développer le savoir-être privilégié par une profession.

« Parle don’ comme moé… »

Lorsque ce ne sont pas les valeurs qui posent problème, ce sont les particularités linguistiques, voire l’accent de l’immigrant.e. Bien que plusieurs des personnes immigrantes aient été scolarisées en français, les différences de vocabulaire sont souvent confondues avec de l’incompétence. En milieu de stage, les exigences liées à la rapidité d’exécution sont grandes et on s’attend des stagiaires qu’ils et elles maîtrisent déjà tout le vocabulaire propre à une profession. Encore une fois, cette volonté de trouver des stagiaires qui possèdent déjà des compétences professionnelles réduit la frontière entre un stage et un emploi. Pour les stagiaires immigrant.es, la pilule est encore plus difficile à avaler puisqu’on les déqualifie. Confronté.es à la non-reconnaissance de leur formation et de leurs expériences professionnelles, ils et elles doivent à nouveau prouver leur savoir-faire dans un contexte qui leur est défavorable.

Ces irritants sont aussi présents en classe alors que ces étudiant.es peinent à travailler avec leurs collègues non-immigrant.es. Certain.es rapportent avoir fait l’objet de railleries lors d’exposés oraux[4], mais l’exclusion est souvent moins visible. On semble surtout s’inquiéter de la qualité du français écrit. Urled, étudiante en travail social à l’Université du Québec à Montréal, raconte qu’on lui demande souvent comment elle se débrouille en rédaction avant d’accepter de travailler avec elle. Étant donné que le français n’est pas sa langue maternelle, l’étudiante est au départ pénalisée dans ses travaux et examens, ce qui a un impact sur la réussite de ses études.

« …pis pense comme moé »

Urled a aussi été témoin de l’accueil glacial réservé aux idées et commentaires formulés par certain.es de ses collègues immigrant.es en classe. Parfois confronté.es dans leurs croyances et leurs cultures, plusieurs immigrant.es s’autocensurent. Cette inquiétude est bien présente parmi ses collègues, qui évitent de participer aux échanges de peur de froisser les sensibilités des étudiant.es québécois.es. La classe qu’on prétend être un lieu d’apprentissage, d’échange et d’émancipation ne les autorise pourtant pas à échanger librement.

En plus de leurs pairs et du personnel enseignant, les étudiant.es qui sont en stage doivent œuvrer en situation réelle de travail, c’est-à-dire avec de vrai.es élèves, de vrai.es patient.es, de vrai.es client.es et leurs vrai.es futur.es collègues. L’appui de la personne responsable du stage devient alors essentiel. Lorsque Alfred a informé son enseignante associée des commentaires et des messages racistes reçus de la part d’élèves, celle-ci lui a tout simplement dit qu’elle était consciente du manque d’ouverture du milieu face aux personnes racisées mais qu’elle ne pouvait rien y faire. Alfred a donc dû se résoudre à mettre fin à son stage.

D’autres stagiaires se heurtent à l’impatience et au racisme à peine voilé de leurs futur.es collègues. Le rythme et le contexte de travail atrophiant dans lequel les personnes salariées évoluent ne permettent souvent pas de clarifier les quiproquos occasionnés par les simples marques de politesse, le rapport aux positions hiérarchiques et le non-verbal. Or en stage, c’est toute la personne qui est évaluée, et selon des critères spécifiques qui sont localisés socialement et culturellement. Les nombreuses situations d’ambiguïtés sont autant d’occasions de frictions avec les usagers et usagères qu’avec les pairs et ont une influence au cours du processus d’évaluation du ou de la stagiaire.

Une course à obstacles

Si la situation de travail peut devenir insoutenable en stage, encore faut-il que l’étudiant.e puisse trouver un milieu prêt à l’accueillir. Dans de nombreux programmes, les stagiaires doivent eux et elles-mêmes trouver un milieu de stage. Les exigences de certains milieux sont élevées, équivalentes à n’importe quelle offre d’emploi, et les stagiaires immigrant.es se trouvent souvent pénalisé.es face à leurs homologues natifs. C’est ainsi qu’une des étudiantes rencontrées par Jilefack a dû se résoudre à accepter un stage inférieur à celui correspondant à son niveau d’étude parce qu’elle n’arrivait pas à se placer. D’autres se font tout simplement fermer la porte au nez. C’est le cas d’un autre étudiant qui s’est confié à la chercheuse. Alors que la quasi-totalité de ses collègues d’origine québécoise s’étaient déjà placé.es, l’étudiant d’origine camerounaise ainsi que deux autres collègues aussi originaires de l’Afrique subsaharienne ont posé leur candidature auprès d’une entreprise qui recherchait des stagiaires. On leur a alors répondu que ces places n’étaient plus offertes…

De son côté, Urled explique qu’on lui pose parfois des questions très personnelles: on lui demande par exemple de se confier quant aux souffrances vécues par rapport à son processus migratoire. D’une part, pour l’étudiante, ces types d’interrogations la ramènent constamment à son statut d’étrangère, celui de “l’Autre’’. D’autre part, elle sent aussi qu’elle a quelque chose de plus à prouver, comme si elle devait faire appel à la pitié pour être retenue. C’est sans compter les nombreux cas d’étudiant.es qui doivent accepter d’être délocalisé.es, parfois loin de leur famille, pour ajouter une expérience de travail québécoise à leur CV. Selon Jilefack, il est difficile pour les personnes immigrantes de satisfaire aux exigences des employeurs. Et les personnes qu’elle a rencontrées ont fait de nombreux sacrifices sans grand résultat.

Se bercer d’illusions

Dans un article publié dans Maisonneuve[5], Robyn Maynard rappelait le parcours de colonisateurs et les violences raciales commises dans l’histoire du Canada et du Québec. Avec justesse, elle affirmait qu’il ne suffisait pas de se consoler en se comparant à l’histoire peu reluisante de nos voisins américains. En effet, dans la perspective de défier le climat actuel de haine et de repli identitaire, la militante explique qu’il ne faut plus nier un passé de violences et de crimes haineux, mais plutôt rompre avec ce dernier afin de concrètement mettre en pratique le récit national d’ouverture et de tolérance dont se targuent le Canada et le Québec.

Car si des valeurs communes se sont illustrées dans les 10 dernières années (au moins), il s’agit bien plus de tentatives d’exclusion et de rejet de l’Autre que l’inverse. Les débats autour des accommodements raisonnables et la proposition du Parti québécois d’adopter une Charte de la laïcité, entre autres, ont contribué à raviver des tensions raciales en plus de fournir un terrain favorable aux groupes d’extrême droite tels que La Meute, et illustrent bien l’existence d’un contexte social de plus en plus teinté par le racisme et la xénophobie décomplexés. En réponse à cette montée de l’extrême droite, de plus en plus de groupes et d’individus organisent actuellement une riposte.[6]

Tout comme il ne suffit plus uniquement de dénoncer le sexisme ordinaire et de modifier ses comportements au quotidien, il est insuffisant de dénoncer le racisme dans ce qu’il a de plus spectaculaire. Au-delà de l’indignation virtuelle habilement partagée dans un statut Facebook et du like systématique du dernier article à saveur intersectionnelle, les luttes actuelles et à venir devraient s’attaquer aux structures qui reproduisent la discrimination et l’exclusion sociale. Sans prétendre qu’il s’agisse d’une panacée, la question des stages permet de mettre le projecteur sur de nombreuses situations de sexisme et de racisme qui ont un impact sur les conditions de vie des personnes racisées et immigrantes. Elle déborde aussi du mouvement étudiant, alors que l’on assiste à une diminution des emplois à temps plein au profit d’une hausse des emplois contractuels et à temps partiel (travail atypique). Dans un contexte où les employeurs cherchent continuellement à diminuer leurs coûts de production et que les droits sociaux deviennent de plus en plus intangibles, de nombreuses personnes sont contraintes d’accepter de travailler gratuitement afin d’accumuler l’expérience nécessaire pour espérer être embauchées ou grimper les échelons. Enfin, une telle lutte permet de confronter la non-reconnaissance des qualifications acquises à l’international, en particulier dans les pays du Sud.

Le parcours parsemé d’embûches des étudiant.es immigrant.es et racisé.es est un exemple qui s’ajoute à une liste déjà longue qui démontre le rôle réel des stages. Bien sûr, il s’agit d’un lieu de formation et d’apprentissage, mais la distinction entre un stage et un emploi est bien mince. L’école et le stage servent aussi et d’abord à te remettre à ta place d’origine, que tu sois une femme, une personne racisée, en situation de handicap, une personne née dans une famille ouvrière ou tout à la fois.

Sandrine Belley, Nicholas Bourdon et Valérie Simard

Merci à Ulred Comba Rodriguez, étudiante en travail social à l’Université du Québec à Montréal, Alfred Kokou Gbidi, étudiant en enseignement à l’Université du Québec en Outaouais et Jilefack Ngami, doctorante à l’École de travail social de l’Université McGill pour leurs témoignages, leurs corrections et leur temps.

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Cet article a été publié dans le numéro de l’automne 2017 du CUTE Magazine.
Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.*

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  1. Jilefack mène ses travaux dans un contexte anglophone et affirme que la maîtrise de la langue d’accueil et de l’accent est aussi une exigence des employeurs anglophones. ↩︎

  2. En effet, une étude réalisée récemment démontre que les étudiant.es provenant de l’immigration, de même que les étudiant.es de deuxième génération, sont surreprésenté.es parmi les étudiant.es en difficulté.

Loslier, Sylvie. Juin 2015. La situation d’apprentissage des étudiants québécois issus de l’immigration: de la théorie au stage professionnel. Une étude exploratoire dans les programmes de Techniques de travail social, Soins infirmiers et Intégration à la profession infirmière du Québec. http://www.cegepmontpetit.ca/static/uploaded/Files/Cegep/Centre%20de%20reference/Documents%20divers/Situation-dapprentissage-stage.pdf↩︎

  1. À ce sujet, la recherche de Loslier recueille de nombreux témoignages d’étudiant.es. ↩︎

  2. Ibid, p. 43 ↩︎

  3. Maynard, Robyn. 27 juin 2017. Ku Klux Kanada. https://maisonneuve.org/article/2017/06/27/ku-klux-canada/↩︎

  4. Collectif Emma-Goldman, Antifa, Solidarité Sans Frontières, pour en nommer quelques-uns. ↩︎