J’aspire à faire un des métiers les plus gratifiants qui soient, un métier où je prends soin des gens dans toutes les sphères de leur vie et où je m’assure qu’ils et elles puissent vivre de la meilleure façon possible. J’ai choisi un métier, pas une vocation. J’ai choisi d’aider les autres, mais pas à mes dépens. J’étudie en soins infirmiers et je travaille pour étudier, parce que je n’ai pas droit aux prêts et bourses et que mes parents ne peuvent pas contribuer financièrement à mes études. Non seulement je travaille pour étudier, mais je m’endette pour étudier, parce que la conciliation travail-étude est difficile, mes horaires de stages et d’école ne me permettent pas de travailler autant qu’il le faudrait. Je n’arrête jamais. Le concept de la fin de semaine n’existe pas pour moi. Les jours de semaine, je vais à l’école, j’ai mes stages. Le soir, j’étudie, je fais mes travaux, mes préparations de cours et de stages. La fin de semaine je travaille de nuit, de jour, de soir, en rotation et toujours en fonction des besoins de l’hôpital. Après mon quart de travail, j’étudie encore, je prépare encore mes cours et je recommence, sans fin.
Dans cet horaire qui n’en finit plus, je dois trouver le temps de faire mes tâches quotidiennes, comme tout le monde faire le ménage, le lavage, les commissions, puis les lunchs, la vaisselle, les problèmes avec le propriétaire, appeler la banque, les assurances, tout en calculant le budget au centime près. À ces semaines interminables s’additionnent : déficit de sommeil, malnutrition et stress. Stress, parce que mon budget est plus que serré et que je vois la facture de frais de scolarité qui arrive, les factures d’électricité des mois d’hiver, la pile de manuels qui va me coûter trois mois de loyer et ma carte opus pour la session. Stress, parce que je dois prendre la décision de ce que je ne payerai pas ce mois-ci : l’Internet, la carte de crédit, le permis de conduire ? Mes stages représentent plus de 1000 heures de travail non rémunérées et obligatoires à ma formation. Plus de 1000 heures où je n’étudie pas, je travaille. Je travaille, mais je ne suis pas payée. Je travaille parce que j’effectue les mêmes tâches que le personnel infirmier. Je suis aussi légalement responsable de mes patients et des soins que je donne, et ce, au même titre qu’un infirmier ou qu’une infirmière parce que je suis une professionnelle. Je suis présente plus de 8 heures par jour, je dois être : souriante, compréhensive, efficace, précise, impeccable. Je me dois d’être en tout point l’égale du personnel régulier. Mais je ne suis pas infirmière, je suis étudiante. Je ne suis pas protégée par les normes du travail. Je n’ai droit à aucune considération du fait que je travaille pour aller à l’école, que je vis sous le seuil de la pauvreté et que je cumule un déficit financier et de sommeil qui prennent de l’ampleur de jour en jour. On me dit que je dois m’y faire, que mes stages ne sont en fait qu’une préparation, que mes conditions de travail ne seront pas différentes de mes conditions actuelles. On me dit que manque de sommeil, surcharge psychologique et de travail m’attendent.
En stage, tout comme au travail nous devons arriver 30 minutes avant et repartir 30 minutes après notre quart, qui est déjà de 8h, et ce, pour s’assurer de la continuité des soins de nos patients. Une heure de plus par jour. Tout le monde est sous pression. Si une erreur survient, je suis aussi responsable qu’un.e infirmier.ère. Je peux être radiée, même si je suis étudiante. Je peux être poursuivie, même si je suis en apprentissage. On me traite comme une infirmière, sur le plan légal, on me demande d’être comme une infirmière sur le plan professionnel. On me demande d’être irréprochable, et ce, même si je suis en apprentissage. Je fais les mêmes tâches que le personnel hospitalier, les signes vitaux, les soins d’hygiène, les médicaments, les suivis, l’enseignement aux bénéficiaires et plus encore. J’utilise les mêmes ressources insuffisantes, le même environnement dysfonctionnel où les chambres à un patient sont transformées en chambre à deux, où chaque soin requiert un déménagement complet du matériel. Un environnement où tout le monde fait des pieds et des mains pour faire plus avec moins. On me fait subir les mêmes conditions, les mêmes coupures et l’on me dit que ce n’est que la pointe de l’iceberg. On essaie de faire entrer les étudiant.e.s dans un moule défectueux au lieu de le changer.
La solution ne réside pourtant pas dans les compressions budgétaires d’un système qui étouffe déjà à force de se serrer la ceinture. Je travaille et j’étudie dans des milieux qui crient au secours, habitués à voir leur budget amputé année après année. Dans ces milieux on prend souvent sur soi. On se dit que les bénéficiaires n’ont pas à payer, à souffrir de ces réductions budgétaires, alors on encaisse encore et encore. En tant que femme, étudiante, travailleuse, dispenseuse et receveuse de soins, en tant que citoyenne, je m’insurge et m’oppose à cette oppression. Je m’oppose à cette austérité sans fin. Je milite pour toutes les femmes de tous les milieux, pour les parents-étudiant.es, pour celles et ceux qui s’endettent, pour les gens qui retournent aux études pour un avenir meilleur, pour toutes les personnes qui cumulent deux emplois en plus des études pour simplement y arriver.
On me demande souvent pourquoi j’avance, pourquoi je milite, pourquoi j’ai choisi le métier d’infirmière. J’ai choisi de discuter des enjeux, des problèmes, des solutions, de m’impliquer et de faire la grève. J’ai choisi de refuser le travail gratuit, de refuser de travailler sans davantage de droits et de meilleures conditions. Je fais tout cela pour faire une différence, que ce soit pour un.e bénéficiaire, des étudiant.e.s, des travailleur.s.es, des parents et je crois qu’en choisissant la rémunération des stagiaires on peut tous et toutes faire une différence.
Kaëlla Stapels
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*Cet article a été publié dans le numéro de l’hiver 2018 du CUTE Magazine.