Pas de salaire? Pas de stagiaire! Pour l’abolition des stages!

Par Félix Dumas-Lavoie, Camille Marcoux Berthiaume et Étienne Simard

La lutte pour la rémunération des stagiaires s’appuie sur un refus de travailler gratuitement au profit d’un employeur. À ce jour, la résistance face à cette exploitation éhontée s’est principalement manifestée par la revendication d’un salaire et des protections légales qui accompagnent la reconnaissance du statut de travailleuse et de travailleur. Or, rarement les stages en soi ont été remis en question. Et s’ils étaient carrément abolis ?

La Coalition montréalaise pour la rémunération des stages a adopté, lors de sa rencontre en juin dernier, une revendication visant l’abolition de tous les stages non rémunérés, quel qu’en soit le milieu. Le ton est ainsi donné pour une éventuelle négociation sur la mise en place d’une rémunération : aucune discipline ne sera sacrifiée au profit d’une autre. Si les prétendues ou même réelles contraintes budgétaires d’un employeur, qu’il soit public, privé ou communautaire, empêchent la rémunération d’un stage, alors; ce dernier se doit tout simplement d’être aboli. Et l’on sait très bien quels sont les programmes risquant d’être négligés dans les propositions gouvernementales, et possiblement même dans celles du mouvement étudiant. Ce sont ceux majoritairement composés des catégories les plus précaires, les soins infirmiers et l’éducation à l’enfance par exemple, où l’on retrouve parmi les personnes inscrites une présence importante de femmes racisées et issues de l’immigration.

Cette nouvelle revendication ajoute une arme à un mouvement qui se veut solidaire et qui lutte pour ne laisser personne derrière. Mais elle pose également un questionnement plus large sur la fonction des stages eux-mêmes : sont-ils essentiels, voire utiles à la formation ? Dans la perspective de faire disparaître la séparation entre éducation et travail salarié, ne serait-il pas souhaitable de commencer par transférer la responsabilité de la formation pratique aux employeurs ? À notre avis, l’abolition des stages est une revendication tout à fait cohérente lorsqu’elle est accompagnée d’une critique du travail et de l’école pour s’inscrire dans un mouvement général pour l’autonomie des travailleuses et travailleurs.

Critique de la séparation

Les différentes revendications formulées par le mouvement des stagiaires n’ont jamais eu pour but de remettre en question la nécessité d’une période d’intégration à un milieu de travail, et encore moins la formation pratique en tant que telle. La revendication pour l’abolition des stages n’y fait pas exception. On récuse plutôt la distinction entre le travail exigé durant la période de stage et celui qui doit être accompli après l’embauche. En d’autres mots, il s’agit d’exiger la reconnaissance du travail fait en formation comme du vrai travail. Après tout, quel milieu ne requiert pas une période d’apprentissage au moment de l’entrée en fonction ? N’est-ce pas une étape incontournable pour acquérir des savoirs techniques et pour la mise à niveau des connaissances théoriques indispensables à l’exercice d’un emploi ? Les stages constituent en fait l’intégration de cette période à même la formation académique, c’est-à-dire qu’ils dégagent les employeurs d’une grande partie du fardeau financier et organisationnel nécessaire à la formation de la main-d’oeuvre. Ce sont ainsi les étudiant.e.s elles-mêmes et eux-mêmes qui doivent payer pour leur propre formation et accomplir tout le travail sans recevoir un sou. Bref, travailler sans être payé.e.s, ou plutôt payer pour travailler.

Il fut un temps…

Or, il n’en a pas toujours été ainsi. Depuis la mise en place du système d’éducation public dans les années 1960, tous les programmes professionnalisants et techniques ont connu une époque où les stages obligatoires étaient à peu près inexistants. La formation pratique était alors prise en charge par les employeurs durant une période de probation après l’embauche. Les programmes d’éducation à l’UQAM en sont un exemple. Jusqu’au milieu des années 1990, ils ne comptaient que 70 heures de stages, et le baccalauréat ne durait que trois ans. Une fois le diplôme obtenu, les nouvelles enseignantes devaient compléter une période de probation de deux ans, durant laquelle elles étaient salariées par les commissions scolaires et pouvaient bénéficier de l’ensemble des droits liés au statut de travailleuse. Depuis, le ministère a ajouté une année au baccalauréat et a exigé un minimum de 700 heures de stages pour l’obtention du brevet d’enseignement. Une genèse similaire pourrait être tracée pour les autres programmes.

Bref, plus le temps avance, plus les stages se normalisent. Leur introduction dans certains milieux pousse à leur multiplication alors qu’ils deviennent des expériences prérequises, voire obligatoires, en raison des dynamiques de compétition entre gradué.e.s. Ils constituent ainsi un outil d’écrémage[1] sans risque et sans coût pour les employeurs. De plus, ils entretiennent la fiction d’une période de formation fixe, prédéfinie et complète. Et surtout, ils tendent à transformer ce qu’on qualifie de travail, ce qui « vaut rémunération ».

La désorganisation et l’ordre

Alors que l’augmentation du nombre de stages dans le cursus scolaire est un fait incontesté, il a déjà été noté que cette croissance s’explique par la relation d’exploitation qu’ils rendent possible. Cette croissance participe aussi au processus de désorganisation des milieux de travail depuis les années 1990. Ainsi s’ouvre la possibilité de contourner l’application des lois du travail conçue pour la traditionnelle relation d’emploi, soit un lieu, un boss et des employé.e.s. Les mécanismes de cette désorganisation ne sont donc pas des phénomènes nouveaux, et prennent différentes formes. On peut penser à l’accroissement des niveaux patronaux (soit des gestionnaires, superviseur.es ou contremaîtres), et à la multiplication des statuts d’employé.e.s (avec un contrat à durée déterminée, en sous-traitance ou au travers d’agences de placement). La création de postes de stagiaire s’inscrit parfaitement dans cette logique. On y retrouve la multiplicité des rapports de subordination auxquels est soumis l’étudiant.e stagiaire et la distinction faite avec leurs collègues. Ces mêmes éléments rendent excessivement difficile l’organisation collective des stagiaires vis-à-vis de leur milieu de stage. Ainsi, réclamer l’abolition des stages c’est résister à la restructuration du travail dans le capitalisme tardif.

C’pas un stage qu’on veut, c’est d’l’argent!

Et qu’en est-il du salaire étudiant ? La rémunération des stagiaires a toujours fait partie d’une stratégie plus large de lutte pour la reconnaissance de l’ensemble des études en tant que travail, par l’octroi d’un salaire et de conditions plus décentes. L’introduction des stages dans les milieux de travail salariés et la présence de stages déjà rémunérés dans les domaines traditionnellement masculins ont permis la formulation d’une revendication assez consensuelle et rassembleuse à travers le mouvement étudiant, et même dans l’espace public. La salarisation éventuelle du travail des stagiaires ouvre la porte au débat sur la reconnaissance de l’ensemble du travail étudiant, et au combat qui s’ensuit.

Cela dit, cette stratégie ne pourra, à elle seule, s’élargir à une lutte pour la salarisation des études, en raison de certains traits distinctifs aux stages. La séparation physique et organisationnelle entre l’école et le milieu de stage n’est pas bénigne. Une différence encore plus grande existe dans la séparation faite entre les savoirs pratiques, qu’on accepterait plus aisément de payer, et les savoirs théoriques, qu’on assimile davantage à l’acquisition de la culture.

Cependant, malgré ces difficultés, l’abolition des stages est un pas dans la bonne direction dans la mesure où l’on souhaite faire reconnaître les études comme du travail et non le travail comme des études. La reconnaissance du travail exécuté par les stagiaires, et conséquemment sa salarisation, devrait ainsi ultimement mener à l’abolition des stages. Libéré.e.s du statut de stagiaires, les nouvelles travailleuses et nouveaux travailleurs en formation pratique dans un milieu de travail pourront s’organiser collectivement avec leurs collègues, réfléchir à leurs conditions de travail et à l’organisation du travail, et éventuellement, en reprendre le contrôle. L’abolition des stages et le renvoi de la formation pratique dans la cour des employeurs redonnera aux travailleurs et travailleuses les moyens pour déterminer les conditions dans lesquelles ils et elles veulent acquérir leurs savoirs.

Vers une société sans école

Il est clair que l’abolition des stages approfondira la division indésirable entre les périodes d’apprentissage théorique et pratique. Mais qu’attendre de plus d’une lutte pour la rémunération des stagiaires ? Puisque l’école structure déjà les programmes selon la hiérarchie entre savoirs pratiques et théoriques, la suite logique de ce combat doit, à terme, viser l’abolition de l’ensemble des études postsecondaires et l’intégration de la formation théorique au sein des milieux de travail. N’est-ce pas ainsi que fonctionne traditionnellement une université ? Une prise en charge complète de la formation théorique et pratique de sa main-d’oeuvre sous contrôle des travailleuses et travailleurs que sont les profs ?

Le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale met en place depuis une vingtaine d’années des mesures pour encourager les employeurs à prendre en charge le développement de leur main-d’oeuvre. À nous de le prendre au mot.


  1. La logique de contingentement qui découle de l’imposition de stages s’exécute par l’obstacle que peut représenter leur accomplissement. ↩︎

Cet article a été publié dans le numéro de l’automne 2018 du CUTE Magazine.Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.