Proposition pour le contrôle ouvrier de la production des savoirs

Par Jeanne Bilodeau et Claudia Thibault

Dans les programmes d’études menant à des métiers, le contenu des cours dit « théoriques » est le plus souvent sans liens forts ni avec le travail à venir, ni avec l’état de la recherche dans le domaine. Remâchage d’une pensée scientifique considérée trop complexe pour de futures travailleuses, ces formations sont les limbes scolaires entre la théorie et la pratique, entre le travail intellectuel et le travail du corps. Pour cette raison-là notamment, la déception face à la formation est généralisée. On glisse sur les contenus sans les approfondir. On voit mal comment on pourra appliquer ce qu’on étudie au travail, non pas parce que les savoirs qu’on y enseigne sont trop théoriques mais plutôt parce que la théorie y est vidée de son sens, tellement simplifiée qu’elle ne peut plus servir de base à la pratique.

Après des sessions entières de rédaction de travaux sans substance, en comparaison du vide intellectuel des cours théoriques, les stages apparaissent comme le lieu où les étudiantes peuvent enfin produire quelque chose ayant visiblement de la valeur. Mais ce temps de formation pratique comporte très peu de balises et de protections. En effet, les normes du travail qui régissent les différents milieux ne s’appliquent pas aux stagiaires et ce, malgré qu’elles y accomplissent le même travail que leurs collègues. La pression est grande pour en faire toujours plus avec moins de moyens. Malgré l’absence de reconnaissance des stages en tant que travail et malgré la précarité qui en résulte, les stages restent souvent l’aspect le plus apprécié de la formation. Sur le plancher, il y a cette impression d’être dans les « vraies affaires ». À défaut d’être marquée par ce qu’on apprend à l’école, c’est supervisée par un.e ancien.ne qui nous transmet les gestes qu’on a le sentiment d’être « challengé.e », d’être « éduqué.e » enfin.

Mais, dans beaucoup de milieux traditionnellement féminins, les places de stage sont de plus en plus difficiles à trouver. Dans le réseau de la santé, par exemple, l’organisation actuelle impose une façon de faire lourde et décourageante. On demande aux stagiaires de passer par un processus de sélection ardu propre aux CISSS et aux CIUSSS[1]. L’obligation d’envoyer un CV, une lettre de motivation, une lettre de présentation ainsi que le plus récent relevé de notes, documents parfois accompagnés d’une lettre de recommandation écrite par un.e professeur.e, montre à quel point les étudiantes doivent se vendre sans salaire, mises en compétition les unes avec les autres. Quand elles réussissent à passer à travers toutes ces étapes, les stagiaires se voient attribuer un.e maître de stage. Cette personne n’est souvent pas intéressée à recevoir une étudiante parce que cela signifie de faire du travail supplémentaire, tel que de repasser sur le travail accompli par l’étudiant.e pour le vérifier. En bref, les stagiaires ne se voient accorder aucune autonomie.

Il faut le dire, dans un contexte de détérioration des conditions de travail et de surveillance importante des travailleur.se.s, accueillir une stagiaire demande du courage. Évidemment, cela permet de gérer la surcharge de travail et de se libérer d’une partie des tâches quotidiennes (souvent pour accomplir d’autres tâches qu’on repoussait, faute de temps). Mais recevoir une stagiaire, c’est aussi s’encombrer d’une autre forme de travail, celle de suivi et de conseil, celle de vulgarisation et d’explicitation, celle de réflexion et de remise en question. Alors que les stagiaires arrivent avec de nouvelles manières de faire et de penser le travail, dans la rencontre entre anciennes et nouvelles, il y a toujours cette part d’imprévu : risque ou chance, grand chambardement ou petit renouveau, accueillir un.e stagiaire transforme la routine. Parce que, plus souvent qu’autrement, au travail, on en vient à répéter les mêmes gestes, à automatiser ceux qui fonctionnent plus ou moins et qui nous permettent de ménager les énergies face aux boss qui veulent toujours en soutirer davantage. Pour se protéger de la violence qui est vécue, pour faire face à la solitude ressentie et au manque de ressources, on s’enferme dans une routine-bouclier qui empêche de repenser le travail. Mettre à mal cette routine par l’accueil d’une stagiaire, ce n’est pas rien.

Le stage, quant à lui, n’est pas la pure répétition du travail des collègues, une simple imitation des gestes que font les autres. En stage, on apprend le métier pas seulement en le faisant, mais aussi en le réfléchissant. Ce temps de réflexion est habituellement refusé aux travailleur.euse.s. Quand il leur est permis, c’est dans les réunions d’équipe sous la supervision des gestionnaires dont l’intérêt est la rationalisation du travail ou dans les réunions syndicales sous la supervision des chefs dont l’intérêt est le maintien de bonnes relations avec l’employeur. Dans ces cas-là, les travailleur.euse.s perdent le contrôle de leurs précieuses observations, lesquelles seront pillées et détournées pour réduire les coûts et pour augmenter la cadence. Pour celles qui reçoivent des stagiaires, donc, la transmission des gestes du métier est le seul temps de réflexion qui ne soit contrôlé ni par les patrons, ni par les syndicats. Ces moments où se rencontrent anciennes et nouvelles apparaissent ainsi comme le seul temps où les travailleur.euse.s peuvent réfléchir ensemble à l’organisation du travail. Le travail d’énonciation et de clarification que nécessite l’enseignement impose une prise de distance et une justification de ce qu’on faisait sans plus y penser, sur le pilote automatique. Mais cette réflexion sur le travail reste le fait des quelques-unes qui décident individuellement de recevoir des stagiaires, des quelques-unes qui s’autorisent à être bousculées dans leur routine.

Il nous apparaît que, s’il était organisé autrement, ce travail de réflexion pourrait permettre de repenser et de transformer radicalement pas seulement la formation mais aussi le travail. Pour ça, il ne doit plus être supervisé par les patrons, par les syndicats ou par les superviseurs de stage. Il ne doit plus être limité aux quelques travailleur.euse.s qui choisissent individuellement de recevoir des stagiaires. Pour éroder la distance qui sépare le travail intellectuel du travail manuel, pour mettre à mal cette vieille séparation entre travail productif et travail reproductif, pour collectiviser la prise en charge des nouvelles travailleur.euse.s et pour faire face à la qualité déficiente de la formation théorique des programmes techniques, nous proposons que l’ensemble de la formation, c’est-à-dire le temps de transmission des gestes du métier, le temps d’étude théorique en classe et le temps de reproduction sur le plancher, que ce temps soit pris en charge par les milieux de travail. La séparation entre école et travail, entre réflexion et production, prive les travailleur.euse.s des moyens d’étudier sérieusement les gestes et l’organisation du travail pour les réinventer. L’abolition des études postsecondaires et l’intégration complète de la formation théorique et pratique dans les milieux de travail apparaît comme une solution à cette séparation.

Si les stages doivent être sortis du cadre scolaire comme il est proposé par certaines militantes des CUTE[2], c’est aussi toute la formation qui doit l’être. Pas seulement les formations dites pratiques, mais l’ensemble des programmes postsecondaires. Les travailleuses et travailleurs ne s’inventeront pas du jour au lendemain philosophes ou chimistes. Mais c’est dans les milieux de travail que pourraient être organisés et coordonnés la recherche et l’enseignement. Rien n’empêche en effet qu’un service de traduction possède une section d’étude de la philosophie du langage ou qu’une école primaire collabore avec une équipe en didactique des mathématiques pour réfléchir à l’enseignement des fractions. Que la pensée se passe au travail. Non pas que le contenu de chaque recherche soit produit par les travailleur.euse.s, mais que l’activité de recherche soit gérée et coordonnée par elles. Et à ceux et à celles qui promeuvent l’autonomie de l’université et de la recherche, nous répondons qu’au contraire, l’explicitation des liens entre la pratique et la théorie est le seul moyen de se libérer de l’applicationnisme à tout prix, qui est aujourd’hui le mot d’ordre de la recherche universitaire. « Il n’y a de savoir « autonome » que parce que ces savoirs ont su se lier par mille canaux à un vaste ensemble de pratiques dont ils reçoivent en échange leur subsistance et qu’ils nourrissent à leur tour. »[3] En ce sens, c’est l’augmentation des influences et des échanges entre les disciplines scientifiques et les milieux de pratique (et non pas l’indépendance du travail intellectuel) qui pourrait permettre une réelle liberté de production des savoirs. Les universitaires de profession défendent pour eux et elles-mêmes l’exclusivité sur la production des savoirs théoriques, au détriment de leurs étudiant.e.s et des travailleur.euse.s. Nous proposons au contraire que l’accès universel au travail intellectuel passe par l’abolition de l’université, laquelle est fondée sur de vieilles et puissantes hiérarchies, celle entre étudiant.e.s et profs et celle entre disciplines, notamment.

L’abolition des études postsecondaires invite à questionner notre conception de l’apprentissage et de l’enseignement. Le temps de formation est déjà du travail et le travail quotidien nécessite constamment de nouveaux apprentissages. L’enseignement n’est pas une relation de transmission unidirectionnelle, il est un processus qui transforme le rapport aux objets d’étude pour toutes les personnes impliquées, que ces personnes soient placées dans la position d’étudiant.e ou qu’elles aient accès au titre de professeur. L’intégration de la formation théorique et pratique dans les milieux de travail, c’est mettre à mal ces hiérarchies entre élève et prof, entre étudiant.e et travailleur.euse. C’est se reconnaître comme égales dès le tout début de la relation de formation et de production.

 

Cet article a été publié dans le numéro de l’automne 2018 du CUTE Magazine.

 


  1. Centres Intégrés de la Santé et des Services Sociaux (CISSS) et Centres Intégrés Universitaires de la Santé et des Services Sociaux (CIUSSS) ↩︎
  2. Voir, Félix Dumas-Lavoie, Camille Marcoux Berthiaume et Étienne Simard. «Pas de salaire? Pas de stagiaire! Pour l’abolition des stages!» (p.24). ↩︎
  3. Latour, B. (2009). Autonomie, que de crimes on commet en ton nom! : https://www.lemonde.fr/idees/article/2009/02/25/autonomie-que-de-crimes-on-commet-en-ton-nom-par-bruno-latour_1160199_3232.html. ↩︎

 

image_pdfimage_print