Wages for Students… et ça continue!

Publiée en 1975, Wages for Students[1] est une brochure rédigée par trois militants au tournant de ce qui allait être éventuellement désigné comme la néolibéralisation du système universitaire. Non plus envisagée par les élites politiques et économiques comme étant un « bien collectif », l’éducation allait dorénavant être présentée comme un investissement individuel à long terme pour et par soi-même afin de justifier l’imposition de frais de scolarité. À l’encontre de cette vision micro-entrepreneuriale et consommatrice des étudiant.es, les auteurs exposent l’école comme une usine où les étudiant.es sont constamment soumis.es à des évaluations et des mesures disciplinaires en vue de s’autoproduire comme futur.es travailleurs et travailleuses exploitables. Afin de combattre ce continuum du travail gratuit et cette tentative d’assimiler l’éducation à l’image d’un vulgaire jus de fruits, ils exigeaient un salaire pour les étudiant.es.


Wages for Students est publié dans un contexte sociopolitique et économique particulièrement défavorable aux travailleurs et travailleuses. Une succession de crises économiques se prépare avec le premier choc pétrolier de 1973. Simultanément, plusieurs pays du Sud se trouvent assujettis à des programmes d’ajustements structurels sous la direction d’institutions internationales comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Ces deux institutions ont fortement contribué à la mise en place de politiques d’austérité et à propager une vision économiciste de l’éducation dans un contexte de précarité grandissante ainsi que de pertes massives d’emplois. Déjà à cette époque et d’autant plus aujourd’hui, le « retour sur l’investissement » des étudiant.es vanté par les économistes – un emploi bien payé et de bonnes conditions de travail et de vie – est bien loin de se réaliser et rend tout à fait grossier la perspective entrepreneuriale.

En réaction aux événements de cette période tumultueuse, plusieurs écrits s’inscrivant dans un renouveau du marxisme sont rédigés, diffusés et discutés. Dans cette perspective, Wages for Students tire certaines de ses influences du courant italien opéraïste, communément nommé autonomist-marxism. Le manifeste s’inspire également de la campagne internationale visant à obtenir un salaire pour le travail ménager. Les militantes de cette campagne ont redéfini la notion de travail en soutenant qu’un travail non payé n’en demeurait pas moins un travail exploité et nécessaire au fonctionnement du système capitaliste. Elles luttaient, entre autres, contre les coupures à l’aide sociale qu’elles concevaient comme étant une première forme de rémunération au travail ménager. Cette analogie est reprise dans le manifeste, les auteurs affirmant que les différentes formes d’aides financières aux étudiant.es constituent les prémisses d’un salaire et d’une reconnaissance de la valeur des études.

Être assis.e, écouter, mémoriser, lire, écrire, quand et comment il le faut; le stress et les nuits blanches d’études; tout ça n’a rien à voir avec le plaisir qu’on nous vend avec l’idée de l’éducation comme étant un bien de consommation – ou un bien commun. Au contraire, affirment les auteurs, « la caractéristique partagée par l’ensemble des tâches spécifiques requises par le travail scolaire est la Discipline – c’est-à-dire, le travail forcé », en vue de correspondre aux besoins du marché du travail. En tant qu’institution capitaliste, l’école-usine fournit donc continuellement des travailleuses et des travailleurs discipliné.es et classé.es sur la base des notes, assurant ainsi la reproduction des classes sociales. La dette contractée par les étudiant.es, conséquence de l’imposition de frais de scolarité, apparaît être un autre puissant outil disciplinaire.

En critiquant l’endettement, la notion de travail qualifié et le fonctionnement du système de notation, les auteurs démontrent bien comment le rythme et la configuration de l’ordre scolaire façonnent la pensée des étudiant.es à l’idée selon laquelle ils et elles investissent dans leur capital humain. Dans cette perspective, on présente les étudiant.es comme des stocks de compétences sur deux pattes, appelé.es à se renouveler constamment selon les besoins du marché du travail. Cependant, comme le soulignent les auteurs du manifeste, bien qu’impayé.es, les étudiant.es doivent tout de même trouver un moyen de survivre durant leurs études, que ce soit dans une relation de dépendance envers un parent qui finance les études, ou encore en ayant un (ou plusieurs) emploi mal payé. En effet, le marché du travail étant saturé d’étudiant.es à la recherche de job futiles, la faible rémunération de leur emploi s’en trouve ainsi justifiée. Les conséquences du travail scolaire non payé et le refus de l’État, des entreprises et d’une partie encore importante de la gauche de considérer les études comme un réel travail dépassent donc le cadre unique de l’école.

À cet égard, lors d’une discussion publique organisée à New York en mars 2013 sur la portée actuelle de Wages for Students, un constat se dégage: la conception des études comme étant un bien de consommation, ou encore comme une activité émancipatrice, a permis la mise en place d’un « servage par la dette » des étudiant.es, de même qu’une augmentation magistrale du travail gratuit, notamment via le système de stages. Présente lors de cette discussion, la chercheure et militante Silvia Federici explique que « ce sont les universités qui fournissent un flux tendu de stagiaires aux entreprises ». Ce système met les stagiaires en compétition directe avec les employé.es d’une entreprise, permettant ainsi aux patron.nes de congédier une partie de ces dernièr.es afin de réduire leurs coûts de production. Si les stages obligatoires sont nombreux et qu’une grande partie d’entre eux ne sont pas rémunérés, cette nouvelle forme d’extorsion du travail gratuit se poursuit également après les études. Ainsi, les boss et les universités vendent les stages comme un processus d’exploitation légitime, qui trouverait racine dans l’aporie éternelle du vous-êtes-en-apprentissage-donc-vous-ne-méritez-pas-salaire.

L’apparition et l’internationalisation de ce statut, celui de stagiaire, dans le cadre de l’école-usine, représente une figure moderne de cette servitude. Les stages prolifèrent à vue d’oeil et confinent davantage les travailleurs et travailleuses étudiant.es à un rôle reproductif, celui du travail gratuit en leur octroyant un statut d’emploi juridiquement insignifiant. Tel qu’illustré par les auteur.es de la campagne en faveur d’un salaire pour le travail ménager, la maison et l’école constituent une immense « chaîne de montage » au sein de laquelle les stages occupent désormais une place prépondérante. Les patron.nes, l’université et les cégeps, en tant qu’agences de placement, disposent d’une stratégie efficace afin de comprimer leurs coûts de production, laissant les étudiant.es sans sous et sans aucun droit social.

Faire faire par les stagiaires, *made by*interns, la big business des stages traverse donc l’ensemble des sphères économiques de la société. Emprisonné.es dans le mécanisme de la « contrainte-implication », c’est-à-dire avec l’obligation de toujours s’impliquer davantage sous peine de ne pas obtenir le stage suivant, les étudiant.es deviennent une « armée de réserve », contraint.es de faire leurs preuves pour quelques lignes de CV afin de grimper les infinis échelons des faiseux de titres. Pourquoi accepter de payer pour sa propre exploitation et être rémunéré.es sous la forme de crédits académiques quand on pourrait exiger une rémunération pour son travail? Cette question posée par les auteurs du manifeste est toujours aussi pertinente et en est une que les dirigeant.es politiques veulent à tout prix éviter, car l’effritement du salariat ne cesse de prendre l’ampleur depuis les années 70: multiplication des statuts d’emplois et hausse du travail atypique (temps partiel, à contrat, stages, cumul d’emplois), resserrement des critères d’admissions au chômage et à l’aide sociale, accroissement de la sous-traitance des activités à faible valeur ajoutée, etc.

Ainsi, exiger un salaire pour les études constitue une avenue permettant de pallier à l’éclatement du salariat et à l’extension du continuum du travail gratuit. Dans Wages for Students, l’obtention d’un salaire pour les études n’est pas présentée comme une finalité mais plutôt comme un moyen. Bien sûr, pour les rédacteurs de la brochure, rémunérer le travail des étudiant.es permet à ces dernièr.es de vivre dignement et de réduire leur temps de travail à l’extérieur de l’enceinte scolaire. Néanmoins, il s’agit surtout, pour reprendre la formule du manifeste, « de transformer l’aliénation en pouvoir ». Pour les rédacteurs, cela passe nécessairement par une reconsidération des cadres d’analyse, des conditions et de l’image des étudiant.es ainsi que du rôle de l’école-usine dans la chaîne de production du capitalisme avancé. Cela implique également une redéfinition du travail au-delà de sa forme traditionnellement masculine afin d’y inclure les activités reproductives. Stagiaires, étudiant.es, internes: tous ces titres visent à dépouiller les étudiant.es de leur solidarité et à leur enlever la possibilité d’avoir une emprise sur leur propre production ainsi que sur la finalité de leur travail. Les étudiant.es produisent toujours plus, travaillent toujours plus mais de plus en plus pour rien!

Anthony Desbiens et Amélie Poirier


Cet article a été publié dans le numéro de l’automne 2017 du CUTE Magazine*.


  1. Vous pouvez consulter le manifeste en ligne ici: http://myreader.toile-libre.org/uploads/My_59192a811e3e1.pdf ou dans sa version originale anglaise ici: http://zerowork.org/WagesForStudents.html. 40 ans après sa publication, le manifeste a été réédité et comprend désormais une seconde partie, qui est abordée un peu plus bas dans cet article. Celle-ci est le fruit d’une discussion publique tenue en 2013 et porte principalement sur l’endettement étudiant. Wages for Students = Sueldo para Estudiantes = Des salaires pour les étudiants, Brooklyn, New York: Common Notions, 2016. ↩︎