Du temps et de l’argent!
Le projet du collectif Raz-de-marée a comme origine un constat commun. Celui que les initiatives militantes manquent souvent cruellement d’ambition et de créativité dans leurs revendications et leurs stratégies ou sont, au contraire, complètement déconnectées de la réalité. On néglige souvent les efforts de mobilisation et d’organisation nécessaires à la construction de mouvements en mesure de rallier plus de personnes et de ne pas nous épuiser en vain. Le hic, c’est que pour construire de tels mouvements, ça prend des revendications qui stimulent la mobilisation et qui génèrent des débats.
Ceci est une invitation à nos collègues étudiant·es de mettre de côté le nihilisme ambiant de la permacrise contemporaine. Collectivement, il va de soi que nous sommes épuisé·es et dépossédé·es. L’objectif d’un prochain mouvement étudiant, peu importe sa déclinaison, devrait permettre de reprendre peu à peu le contrôle sur nos vies et devrait viser notre émancipation collective dans ce monde dégueulasse de plus en plus étouffant. On peut déduire deux objectifs généraux qui créeraient un tel horizon émancipatoire et qui nous permettraient de mieux affronter notre époque. Les étudiant·es ont des besoins multiples, mais on peut en cerner deux largement partagés:
- Besoin d’argent
- Besoin de plus de temps
La façon la plus efficace de combler ces besoins est de prendre le problème de front: l’activité des étudiant·es n’est pas reconnue, mais aussi et surtout leurs besoins, les étudiant·es n’ayant pas de salaire pour le travail effectué à l’école en tant que tel. La reconnaissance des études comme un travail et la réclamation du statut qui en est tributaire paraît donc comme la voie à suivre dans la lutte pour combler nos besoins en argent et en temps.
Les étudiant·es travaillent, et pas juste un peu. Il est plus que temps de prendre au sérieux les questions relatives au salaire et au temps de travail: depuis les années 1960 on parle de l’avènement d’une certaine société du loisir où les machines et l’automatisation libéreraient du temps. De nos jours, plus personne n’y croit. Il est grand temps de forcer la machine capitaliste à nous rendre la monnaie de sa pièce.
Ne nous contentons plus de miettes
D’abord, il nous faut reconnaître que la revendication de la gratuité scolaire du mouvement étudiant des années 2010 devient désuète et insuffisante. Les étudiant·es doivent dépasser ce paradigme puisqu’il cimente notre statut de bénéficiaire d’un service alors qu’il n’en est rien. Avec les bourses Perspectives Québec, nous sommes à même de constater le caractère indigent d’une éventuelle gratuité scolaire. Les 2500$ alloués aux étudiant·es inscrit·es dans les programmes éligibles[^1] voient en théorie leurs frais de scolarité couverts. « C’est mieux que rien » pourrait-on dire. Par contre, même si cette bourse se voyait généralisée, le coût des loyers, de la nourriture et du reste sont si élevés qu’il devient de plus en plus difficile de trouver le temps et l’argent pour se concentrer sur les études… En maintenant un certain équilibre et sans perdre des cheveux[^2]!
C’est que l’argumentaire qui défendait la gratuité scolaire, celui de contrer la marchandisation de l’éducation, n’est plus suffisant aujourd’hui. On en tient pour preuve la transformation des compositions des cohortes étudiantes (et du mouvement étudiant), de même que l’explosion des statuts de précariat au sein des cégeps et des universités. Les demandes de financement sont orientées, à l’instar des bourses Perspectives qui ciblent des emplois spécifiques. Impossible de dire maintenant que l’éducation, en plus de ne pas être gratuite, est à l’abri du capital et du marché. Elle a les deux pieds dedans! On pourrait même ajouter que le but de l’école a toujours été de former des travailleurs·euses dociles et productifs·ves.
L’école c’est aussi un lieu de reproduction des inégalités sociales, un lieu de violences sexistes, un lieu de subordination coloniale, et de violence raciste[^3]. La revendication de la gratuité scolaire, comme l’argumentaire qui la soutend, ne permettra jamais d’adresser ces violences reproduites au sein de l’école, et encore moins de les renverser.
Nous ne sommes pas bénéficiaires d’un service
L’université, en plus d’être une institution à la fonction débattable[^4], est redevenue un privilège de petit-bourgeois ou un très grand sacrifice alors que le soutien financier est difficilement accessible ou insuffisant pour plusieurs. Pas étonnant que beaucoup choisissent le chemin de l’endettement avec les prêts offerts par le gouvernement malgré ce qu’ils impliquent. Sous le prétexte que nous recevons le cadeau des savoirs théoriques transmis de bonne grâce par le corps enseignant, on nous contraint à un statut de récepteur et réceptrice, comme si le processus était unilatéral et que nous étions des acteurices passif·ves.
Mais est-ce qu’être étudiant·e devrait être synonyme d’un statut de bénéficiaire d’un service? L’étudiant·e ne ferait donc rien à l’école? Les profs font tout le travail nécessaire à la formation? Bien sûr que non, et les pédagogies postsecondaires le reconnaissent avec leur concept de « pédagogie inversée », « co-construction » et « savoirs usagers »[^5]. Les études et la formation ne sont pas un service que l’on reçoit, mais un travail que l’on effectue soi-même, sur soi, en tant qu’étudiant·e et ce, tout au long de notre parcours à l’école et même après.
Nous devons dès maintenant prendre les devants et exiger une pleine reconnaissance du labeur effectué au service des institutions d’enseignement en le concevant comme un levier contre le travail gratuit dans lequel l’école nous maintient, nous habitue au travail. Cette reconnaissance prend d’abord la forme d’un revenu – d’un salaire – pour nous permettre de nous sortir la tête de l’eau et de mieux lutter pour notre émancipation. Il n’y a rien de révolutionnaire dans le fait d’effectuer un travail gratuitement. Le salaire est donc à la fois une revendication financière qui nous offre une meilleure qualité de vie et une revendication d’ordre politique, car il favorise la création d’un rapport de force. Plusieurs pistes sont devant nous pour y arriver.
La salarisation des stages
Les stages complétés sur les milieux de travail constituent certainement la partie la plus visible du travail gratuit que bon nombre d’étudiant·es, surtout féminisées, sont obligé·es d’exécuter afin d’obtenir un diplôme. Exiger la salarisation des stages s’impose donc dans un contexte d’élimination du travail gratuit et constitue un premier pas vers le salariat étudiant.
À ce niveau, rappelons qu’un important travail de conscientisation et de mobilisation a été fait par le passé et a mené à une grève des stages en 2019. C’est ce mouvement de grève qui a forcé le gouvernement à réagir: celui-ci a fini par implanter les bourses Perspectives Québec. Les militant·es demandaient dès le départ un salaire pour tous les stages et pour le travail étudiant au complet. La légitimité de la revendication d’un salaire pour les stagiaires n’est plus à établir, ce qui amène diverses instances de représentation étudiantes à la défendre à leur tour.
Ne nous satisfaisons pas des compensations (bourses Perspectives Québec ou autre), qui en plus d’être inévitablement insuffisantes ne garantissent en rien une protections en cas d’abus; profitons des situations qu’ont créées « les pénuries de main-d’œuvre » pour réclamer un salaire complet. Si le gouvernement refuse de reconnaître le travail des stagiaires, c’est l’abolition des stages que nous devons viser[^6] dans une perspective concrète de nous libérer du travail gratuit que l’école nous impose.
Le salaire et les bourses (pour tout le monde)
Il est impératif de mettre à terre la discrimination au sein de l’Aide financière aux études. Actuellement, on calcule encore la contribution parentale ou conjugale sans égard à son réel impact ou à la forme qu’elle peut prendre. L’État se dédouane des besoins financiers des étudiant·es, ce qui décourage avec raison plusieurs d’entreprendre une formation aux études dites « supérieures ».
Si d’un côté on peut simplement demander des bourses généralisées et plus généreuses, il va sans dire qu’un salaire comporte de nombreux avantages, ce que les mouvements de stagiaires démontrent avec brio depuis de nombreuses années. Les bourses doivent alors être vues comme un revenu d’appoint au salaire étudiant pour des personnes aux besoins divers (personnes à charge, handicap, nouvellement arrivé·es au Canada, etc.).
L’abolition des prêts et l’annulation des dettes étudiantes
Dans le contexte où nous considérons les études comme un travail, s’engouffrer dans les dettes pour y avoir accès est d’autant plus absurde. Si la dette est une prison, les prêts en sont les geôliers. À moins d’avoir accès à une aide financière constante et importante de l’entourage, l’endettement apparaît comme une fatalité sinistre pour une partie importante de la communauté étudiante. Mais cet endettement a un prix: il maintient des relations de pouvoir entre les étudiant·es et leurs parents, leur boss ou leur conjoint·e. Les bourses sont totalement insuffisantes pour que nous puissions subvenir à nos besoins réels et les emplois occupés à temps partiel sont généralement rémunérés au minimum. Question d’ajouter l’insulte à l’injure, la plupart d’entre nous se tournent vers les prêts offerts par le gouvernement, en plus de loader le crédit disponible dans les institutions bancaires. Ce scénario, on le connaît et nous voulons qu’il change[^7].
Rapidement, on peut en dégager une constatation: il est faux de dire que tout le monde peut accéder aux études supérieures. Demander autant de sacrifices et de prouesses financières dans le but d’être formé à l’emploi, car c’est bien pour ça qu’on étudie, démontre un grand mépris de l’État face aux étudiant·es.
Car la question n’est pas de savoir à quel point c’est plus cher l’uni aux States ou dans les autres provinces canadiennes, mais plutôt de se demander qui est en mesure d’étudier à l’université ici, pourquoi c’est nécessaire et sous quelles conditions… Pour finalement répondre à la question fondamentale suivante: qui a le luxe de travailler à temps plein sans paie?
La réduction du temps de travail
Si les exigences financières mentionnées plus haut peuvent également servir à nous libérer du temps, dans la mesure où le salariat étudiant rendrait non nécessaires les emplois dits « étudiants » à temps partiel que beaucoup de gens occupent en plus du travail-étudiant, il n’est pas moins pertinent de formuler des revendications qui nous rendraient encore davantage libres de notre temps.
Le temps et l’énergie dépensées au travail et à l’étude s’additionnent aux longues heures passées en classe. Ce temps que nous donnons gratuitement, et que nous payons chèrement, faut-il le rappeler, ne sert pas à s’émanciper en tant qu’individu, comme aimaient le penser les plus ardent·es défenseurs et défenseuses de l’école. Il est plutôt utilisé pour extraire tout ce que la masse étudiante peut extraire d’elle-même.
Ainsi, reprendre le contrôle du temps que nous donnons à l’institution qui nous exploite ne peut qu’accentuer notre autonomie par rapport à notre statut. Les luttes qu’on peut associer à cette revendication sont multiples et demandent de la créativité: exiger une baisse du nombre d’heures de cours requis pour être inscrit·e à temps plein, réclamer un pouvoir quant à l’horaire des cours, revendiquer une réduction du nombre de cours nécessaires à l’obtention du diplôme tout ceci avec l’objectif avoué de défaire l’école brique par brique.
Pour aller plus loin
Bien entendu, les stratégies pour que la classe étudiante ait plus de temps et plus d’argent ne se limitent pas à celles énumérées ci-haut. Il est plutôt tout à notre avantage d’être créatif et créative quant aux revendications et aux moyens pour y atteindre. Les luttes victorieuses ne peuvent être acquises si la gauche étudiante continue de ruminer sans cesse les mêmes idées traditionnelles, voire rétrogrades, qui sont défendues depuis de nombreuses décennies à travers les mêmes méthodes. Il nous faut nous libérer de certains carcans idéologiques. Aussi, entretenir l’idée que les stratégies pour lutter pour ces revendications créatives peuvent se concrétiser dans des structures représentatives et centralisées apparaît fondamentalement contradictoire.
Une question de savoirs
La distinction entre savoirs pratiques et savoirs théoriques est arbitraire dans la mesure où les deux sont intrinsèquement liés. Les savoirs théoriques si chers aux institutions universitaires sont intégrés par les étudiant·es d’une manière qui est plus de l’ordre du bourrage de crâne – puis de l’oubli qui vient avec. De plus, le fait qu’on mette ce type de savoirs sur un pied d’estale est en quelque sorte un mépris de classe qu’on adresse aux autres couches de la société qui n’ont pas le diplôme. Parce que les non-universitaires « ne maîtrisent pas le formalisme universitaire » ou parce qu’iels ne peuvent pas aligner les milliers d’heures de cours et de travail gratuit exigés pour avoir le bac, on accentue les inégalités de classe en créant une caste de diplômé·es.
Du reste, il va sans dire que le rapport maître-élève que nous impose l’école est abrutissant[^10]. Le philosophe Jacques Rancière en parle notamment dans son livre Le Maître ignorant. Il s’agit d’un rapport aux savoirs fondamentalement autoritaire et dépassé face à l’acquisition des apprentissages théoriques.
Sur la revendication du salaire aux études
Certaines personnes sensibles aux questions monétaires du gouvernement auront tôt fait de dire: « oui, mais qui va payer ça? ». En théorie il peut s’agir d’une bonne question, mais une bonne réponse serait… on s’en fout!
C’est qu’on en a marre de porter le hoodie à l’effigie de l’institution qui nous exploite. Si le gouvernement ne peut pas fournir les conditions matérielles nécessaires à ce que les étudiant·es ne soient pas dépendant·es de leur entourage, on devrait intégrer l’enseignement des savoirs théoriques au milieu de travail et viser l’abolition de l’université. L’écran de fumée selon lequel l’université serait un lieu où la vertu des savoirs règne tout en étant assiégé par le système capitaliste est en train de tomber. De plus en plus de gens réalisent que l’école sert à trier, à catégoriser les classes sociales et ses promesses d’ascension sociale ne suffisent plus aux sacrifices qu’elle exige.
La question à se poser n’est pas comment le gouvernement va trouver quelques milliards, mais plutôt pourquoi on continue d’accepter de faire faire des milliards de dollars de profits à des employeurs, parfois louches, dans des jobines sur le side en plus de travailler en tant qu’étudiant·e à l’école.
Reprendre l’offensive
Nous devons activement reprendre le contrôle de nos milieux d’études et travailler à les désacraliser: leur fonctionnement en marge des rapports marchands est un mythe qui bénéficie à la classe exploitante. Les lieux d’éducation imposent une normalisation du travail gratuit et toustes les étudiant·es y perdent au change. Nous devons dissiper l’illusion des institutions d’enseignement qui, grâce à un habile tour de passe-passe, nous font croire qu’elles sont des agents de changement alors qu’elles reproduisent la société capitaliste, ses classes et ses violences. Tant que nous ne prendrons pas les devants dans une lutte pour faire reconnaître de façon durable le travail étudiant, nos conditions d’études vont se détériorer et nous obliger à vivre en tant que précaires jusqu’à ce qu’il reste seulement des étudiant·es favorisé·es dans les universités ou des grand·es endetté·es. Les effets de cette détérioration sont déjà limpides, il nous suffit d’écouter et de regarder pour comprendre qu’il est temps d’agir.
LA FIN
Notes:
[^3]: Vidéo: Parole D’Honneur l’école au service du projet raciste et réactionnaire
[^4]: Voir le texte sur l’abolition de l’école à même ce site (à venir)
[^5]: C’est incohérent que les profs parlent tout le temps de co-construction, alors que le mouvement étudiant est toujours dans une logique de prestation de service.
[^6]: https://raz-de-maree.info/archive/pas-de-salaire-pas-de-stagiaire-pour-labolition-des-stages/
[^7]: https://raz-de-maree.info/archive/les-bons-comptes-font-ils-toujours-les-bons-amis/
[^8]: Pour une explication plus exhaustive voir ce texte de Gabrielle Laverdière sur RDM: https://raz-de-maree.info/faire-passer-la-pilule/
[^9]: Les étudiant·es pourraient, par exemple, voter une liste pour juger des cours les plus utiles et inutiles à la formation et qui alourdissent le cursus pour rien.
[^10]: À ce sujet voir Le Maître ignorant du philosophe Jacques Rancière