Faire passer la pilule

De la pathologisation de la condition étudiante à l’extractivisme social

J’ai publié il y a presque un an un texte s’intitulant La psychologisation du travail du care sur le site La Grande Démission. Le présent texte continue et approfondit la réflexion sur l’emprise des sciences-psy que j’ai amorcée en avril 2023 en l’appliquant ici au travail étudiant. Ce deuxième effort se veut plus rigoureux que le premier tout en préservant le sens de l’urgence qui m’habite de traiter de cette question centrale et pourtant largement occultée. Je tiens à remercier le travail critique exemplaire de Mad in America et de toute son équipe sans qui la rédaction de ce texte aurait été impossible.

Octobre 2017. Party d’asso. Des étudiant·e·s sont assis·e·s autour d’une grande table dans un bar de Montréal. Iels doivent être 10, peut-être 12. La conversation va bon train, on parle de tout et de rien. Une personne sort un pilulier de sa poche et en avale le contenu arrosé d’une gorgée de bière. La conversation est lancée. On apprend qu’iel prend des antidépresseurs, comme le trois-quart des personnes à la table. On se rend ainsi compte, dans la bonhomie, que la plupart des personnes présentes sont sur les pilules. Cette histoire est fictionnalisée dans les détails. Pourtant, elle est véridique dans son essence et elle ne cesse de se répéter depuis. Encore et encore, on m’admet prendre tel ou tel médicament pour telle ou telle affliction « psychologique », en groupe ou en solo. Je ne sais plus combien de fois ça m’est arrivé. La dernière fois, c’était la semaine passée. La dernière fois, c’est toujours la semaine passée.

Les problèmes de santé mentale des étudiant·e·s font les choux gras de la presse pseudo-progressiste. On se soucie supposément des étudiant·e·s qui ont besoin de plus d’aide psychologique que jamais[^1]. On appelle à bonifier les services en santé mentale sur les campus, à apprivoiser de nouveaux outils bonbon comme la santé mentale positive[^2], à plus de discussions pour sensibiliser à la question[^3]. La prescription et la prise de médication psychoactive seraient en forte augmentation chez les moins de 30 ans au Québec et au Canada[^4] . Un observatoire vient même d’être créé à cet effet pour extraire plus de connaissances de cette crise émotive estudiantine[^5]. On blâme la pandémie de COVID-19[^6], mais on néglige de mentionner que la détresse était déjà palpable bien avant.  On nous cite des chiffres qui dépassent l’entendement. Un sondage de l’UEQ avançait déjà en 2019 que 58% des étudiant·e·s universitaires souffraient de détresse[^7]. Une récente étude du gouvernement du Québec affirme même que les étudiant·e·s sont la tranche de la population qui vit le plus de détresse[^8]. Le désespoir n’est plus l’exception sur les campus, il est désormais la norme.

Le METSUL (Mouvement des étudiant·e·s en travail social de l’Université Laval) met le doigt sur le problème dans leur première vidéo[^9]. On y dit les deux phrases suivantes : « on est étudiantes en travail social, c’est sûr que nos stages sont pas payés » et un peu plus tard « on est étudiantes en travail social, c’est sûr qu’on a un suivi au centre d’aide ». Faire côtoyer ces deux affirmations dans une même vidéo est lourd de sens, même si l’association étudiante en question échoue à établir le parallèle elle-même.

À l’école comme à l’asile

Je commencerai par prendre pour exemple La campagne Ça va aller[^10] de la FAÉCUM (Fédération des associations étudiantes du campus de l’Université de Montréal). En collaboration avec le centre de santé et de consultation psychologique de l’UdeM (Université de Montréal), la fédération étudiante organise à partir de 2019 une large campagne de sensibilisation à la santé mentale. En quelques semaines, les personnes qui fréquentaient l’université en question ont été assénées de dépliants et de murales plus esthétiques qu’utiles sur l’importance d’être là les uns pour les autres. Ces murales poussaient l’audace jusque dans les toilettes[^11]. Cette initiative enjoignait les étudiant·e·s à « relaxer » avec des ateliers de détente en ligne et à tisser des amitiés durables malgré l’isolement de la pandémie[^12]. La FAÉCUM se faisait ainsi complice de l’État et du rectorat en remettant la responsabilité aux étudiant·e·s pour leur mal-être. L’hypothèse qui sous-tendait cet exercice persiste depuis longtemps. Le problème serait une pression de performance intérieure que les étudiant·e·s doivent apprendre à dompter. L’école ne serait donc pas un milieu particulièrement angoissant. Tout ça, c’est dans notre tête.

Les organisations étudiantes plus militantes tombent dans le même panneau en organisant des ateliers de care. Ces activités hautement féminisées échouent à remettre en cause les sources du mal-être étudiant et réifient les problèmes de santé mentale[^13] sans se poser de question sur les finalités politiques et idéologiques des discours ambiants. Parfois, on fait l’effort intéressant de parler de capacitisme de façon à inclure la santé mentale. C’est un effort louable, cependant il peut participer aux mêmes processus, bien que ce soit fait de façon moins dommageable.

Malgré les campagnes pour la sensibilisation à la santé mentale qui n’en finissent plus, nos psychés n’ont jamais été aussi fragiles. De nombreuses universités ont mis en place des services d’aide psychologique qui offrent des consultations avec des professionnel·le·s de la relation d’aide. La prolifération de ces services ne doit pas être vue comme un cadeau pour nous aider à aller mieux. Comme l’exprime accidentellement si bien le site web de l’ASEQ, les services psychologiques qui nous sont offerts à prix légèrement réduit nous permettront de poursuivre nos études avec calme, confiance et motivation[^14]. La panoplie de services thérapeutiques doit donc être vue comme une façon de mettre un couvercle sur le bouillonnement de notre colère. Colère d’être exploité·e·s par l’école[^15]. Colère de n’avoir aucun mot à dire sur nos conditions de travail étudiant. Colère de devoir fréquenter un lieu aussi hostile que l’université pour se mériter, un jour, peut-être, un emploi stable. Colère de devoir subir la violence de l’État sous le couvert de l’institution universitaire dont les savoirs émancipateurs tant promis se font toujours attendre. 

L’aide psychologique disponible à l’Université a non seulement pour mission de calmer la colère étudiante, elle a aussi pour mission d’identifier les étudiant·e·s en situation de crise pour les référer vers la psychiatrie. Combien d’étudiant·e·s ont été contraint·e·s d’aller chercher un diagnostic pour mériter des accommodements? Ces mesures partielles et partiales vont d’un temps additionnel pour faire ses examens à des prêts et bourses plus généreux. Les bureaux de service aux étudiant·e·s en situation de handicap essaient tant bien que mal de rendre tolérable un milieu qui ne peut l’être. On essaie de créer de toute pièce de l’empathie dans l’hostile. Un exercice vain. Ces mesures seraient universelles que ça ne serait pas assez. 

Au-delà de l’école, les discours qui pathologisent le mal-être sont socialement et scientifiquement acceptés comme étant inquestionnables. Remettre en question l’emprise que les discours psychiatriques et psychologiques ont sur les conditions de travail suscite, au mieux, du sourcillement. Pourtant, il y a urgente nécessité de reconnaître que les solutions qui sont offertes par les sciences-psy ne sont que mirage. Les controverses autour de l’étude STAR*D[^16] et l’hypothèse de la sérotonine[^17] suggèrent une troublante possibilité : la psychiatrie n’a jamais eu de solution concrète à suggérer à ses patients. Elle avance une vision exiguë du réel qui pourrait très bien nuire aux personnes qui y sont exposées[^18]. Les services psychologiques sur les campus servent donc non seulement à calmer la colère légitime contre les conditions de travail des étudiant·e·s, mais acheminent tel un pipeline vers une discipline remplie de fausses promesses de bien-être dont elle n’a jamais eu les moyens de s’acquitter.

La psychiatrie est un château de cartes bâti au royaume de l’imposture. Pourtant, peu de domaines de la médecine ont autant de pouvoir sur nos trajectoires de vie, nos corps et nos psychés. Le pouvoir psychiatrique enferme les corps à l’asile, mais il enferme également les esprits dans des schèmes de signification étroits qui structurent et limitent la façon dont on se pense. En élevant la réification en science, la psychiatrie nous a promis des solutions prêtes à avaler, disponibles dans toutes les pharmacies, loin de la lutte[^19].

Au mieux, avec beaucoup de chance, la psychiatrie sera une béquille fragile à l’exploitation. Cette béquille et celleux qui la prennent par le choix ou par la force n’est pas ce qui est dénoncé ici. Ce qu’il faut dénoncer, c’est le complexe industriel de la santé mentale[^20][^21] et la façon[^22] dont il prescrit des médicaments psychoactifs aux effets secondaires substantiels[^23] (et parfois irréversibles[^24]) pour pallier les effets inévitables de l’accumulation et de l’école. Nos conditions de vie et de travail sont manifestement insoutenables. La psychiatrie prescrit les molécules qui rendent le quotidien un peu plus tolérable, mais en restreint également l’accès. Les patient·e·s sont jugé·e·s sur leur moralité et leurs facteurs de risque pour avoir accès aux ingrédients qui permettent une réalité chimiquement acceptable. Une question demeure: qui sommes-nous pour avoir besoin d’autant de psychologie et de psychiatrie[^25]?  Nous, étudiant·e·s, sommes des travailleureuses qui s’ignorent, épuisé·e·s, à court de temps, qui poursuivons nos études envers et contre nos corps.

À l’école comme à la mine

Pourquoi alors continuer de référer les étudiant·e·s aussi massivement vers la psychiatrie et la psychologie? Une analyse idéologique et politique des sciences-psy et du rôle qu’elles jouent dans l’éducation s’impose. L’école est une usine[^26], elle nous prépare à accepter les conditions que le marché du travail nous réserve. Les longues heures de travail, les angoisses, la subordination à des supérieurs intraitables sont toutes vécues par les personnes inscrites à une forme d’école ou une autre. De la garderie au doctorat, on nous prépare à plier l’échine. Toutes les conditions sont réunies dès la plus tendre enfance pour faire passer la pilule de l’exploitation.

La psychiatrie et (à certains points de vue) la psychologie se positionnent en allié de l’école dans notre préparation à l’extraction capitaliste. Le sujet étudiant et son mal de vivre doit être pathologisé pour éviter de faire face à l’évidence: le système rend fou·lle et ce, dès le plus jeune âge. Le choix du mot extraction est ici fait sciemment[^27]. Je propose de concevoir l’école comme une usine, oui, mais également comme une mine où les étudiant·e·s sont à la fois mineur·euse·s et minerai. Mineur·euse·s puisqu’iels sont essentiels à l’extraction et à la production de savoirs. Minerai puisque leurs énergies sont sapées jusqu’à la dernière goutte. Tout comme les métaux, la force de travail étudiante n’a rien d’inépuisable. Épuisé·e·s d’être préparé·e·s à la subordination, nombre d’entre elleux abandonnent ou repoussent la diplomation d’une ou de plusieurs années dans l’espoir d’en sortir indemnes. Aucun·e n’aura cette chance.

Bien qu’on tente de le faire pharmacie, le corps étudiant est avant tout territoire[^28] pour lequel l’école-usine se transforme en raffinerie. Le capital n’a que faire de la forêt sous laquelle repose un gisement. Il faut tout raser, forer et excaver jusqu’à ce que ce qui compte, ce qui se vend, soit mis à nu. Le marché nécessite des alliages. Avec sa médication métallique, la psychiatrie se fait orfèvre avec plaisir. Voici ce que l’école fait aux corps et aux psychés. Tout mouvement militant, étudiant ou autre, qui échoue à comprendre cette dynamique en multipliant les ateliers de care est voué à l’échec.

Concevoir les milieux d’apprentissages comme des mines et non comme des laboratoires de créativité, c’est se défaire de la fable originelle qui tue la lucidité sur la violence de la scolarité. C’est aussi, et surtout, tisser un lien fort avec la crise environnementale. Nous nous sommes tellement demandé comment mieux aller que nous ne nous sommes jamais demandé si nous devrions mieux aller[^29]. Nous disposons désormais d’une panoplie de techniques pharmacologiques et thérapeutiques pour nous couper de nos émotions qui nous servent pourtant d’aiguillage. La technique ne nous sauvera pas des forces extractives[^30]. Elle ne sera salutaire ni aux têtes ni aux sols. Laissons nos émotions fortes contre l’école nous servir de compas contre l’extractivisme social et pour de meilleures conditions de travail étudiant.


 

Notes:

[^1]:  Trickey, 2023 – L’accès aux soins en santé mentale reste difficile pour les étudiants postsecondaires
[^2]:  Le Devoir, 2023 – Cultiver la santé mentale positive des jeunes : un outil à la fois
[^3]:  Nadeau, 2022 – Parler de santé mentale dans les écoles pour «sauver des vies»
[^4]:  Bordeleau, 2023 – Les jeunes toujours plus médicamentés pour traiter leur santé mentale
[^5]:  Giguère, 2023 – Québec crée un observatoire sur la santé mentale des étudiants
[^6]:  Carrier, 2022 – Santé mentale des étudiants: « La pandémie a tout chamboulé »
[^7]:  Dion-Viens, 2019 – 58% des universitaires souffrent de détresse psychologique
[^8]: Institution de la Statistique du Québec, 2023 – Enquête québécoise sur la santé de la population 2020-2021
[^9]: METSUL, 2023 – Vidéo disponible sur instagram
[^10]: FAÉCUM, 2023 – Ça va aller
[^11]: UdeM Nouvelles, 2019 – Ça va aller: une campagne pour inciter les étudiants à prendre soin de leur santé psychologique
[^12]:  Ça va aller, 2020 – POURQUOI ÇA VA ALLER?
[^13]: Mulder, 2021 – What if Psychiatry is Fake?
[^14]:  ASEQ, 2024 – Réseau de psychologie de l’ASEQ
[^15]:  Collectif, 1975 – Des salaires pour les étudiants
[^16]:  Whitaker, 2023 – The STAR*D Scandal: Scientific Misconduct on a Grand Scale
[^17]:
 Levine, 2022 – Do You Still Believe in the “Chemical Imbalance Theory of Mental Illness”?; Moncrieff et al., 2022 – The serotonin theory of depression: a systematic umbrella review of the evidence; Moncrieff et Horowitz, 2022 – Response to Criticism of Our Serotonin Paper. L’hypothèse de la sérotonine ou du déséquilibre chimique avance que plusieurs problèmes de santé mentale, par exemple la dépression, sont dûs à un dérèglement hormonal dans le cerveau. Malgré une quantité impressionnante d’études sur le sujet, cette hypothèse qui sous-tend la plupart des traitements médicamenteux psychoactifs demeure infondée même si elle continue d’être promulguée.

[^18]: Kessing et coll., 2023 – Lifetime Incidence of Treated Mental Health Disorders and Psychotropic Drug Prescriptions and Associated Socioeconomic Functioning (vulgarisé par Simons, 2023); Andrews et coll., 2022 – Evaluating the effectiveness of a universal eHealth school-based prevention programme for depression and anxiety, and the moderating role of friendship network characteristics (vulgarisé par Simons, 2022); Braslow, Brekke et Levenson, 2020 – Psychiatry’s Myopia—Reclaiming the Social, Cultural, and Psychological in the Psychiatric Gaze (vulgarisé par Simons, 2020)
[^19]:  Cohen, 2016 – Psychiatric Hegemony: A Marxist Theory of Mental Illness
[^20]:  Greene, 2019 – The Mental Health Industrial Complex: A Study in Three Cases
[^21]:  Davis et coll., 2024 – Undisclosed financial conflicts of interest in DSM-5-TR: cross sectional analysis
Dans cet article récemment publié, on apprend que la majorité des personnes qui participent à l’élaboration de la nouvelle version du DSM entretiennent des liens financiers avec l’industrie thérapeutique et pharmaceutique, laissant entrevoir les contours des profonds conflits d’intérêt dans la discipline.

[^22]:  Garber, 2019 – The psychiatric “prescribing cascade”: A patient story; Aviv, 2019 – The Challenge of Going Off Psychiatric Drugs
[^23]:  Horowitz et Wilcock, 2022 – Newer generation antidepressants and withdrawal effects: reconsidering the role of antidepressants and helping patients to stop (Vulgarisé par Ingle, 2021); Tajika et coll., 2023 – Blinding successfulness in antipsychotic trials of acute treatment for schizophrenia: a systematic review (vulgarisé par Simons, 2023)
[^24]:
  Sheetrit et coll., 2023 – Estimating the risk of irreversible post-SSRI sexual dysfunction (PSSD) due to serotonergic antidepressants (vulgarisé par Simons, 2023); W, 2023 – Antidepressants Have Destroyed My Sexual Function and Range of Emotions
[^25]:  De Vos, 2013 – Psychologization and the subject of late modernity
[^26]:  Desbiens et Poirier, 2017 – Wages for Students… et ça continue!
[^27]:  Arboleda, 2020 – Planetary Mine: Territories of Extraction under Late Capitalism
[^28]:  Gago, 2020 – Feminist International : How to Change Everything
[^29]:  Gotby, 2023 – They Call It Love: The Politics of Emotional Life
[^30]:  Guillibert, 2023 – Exploiter les vivants: Une écologie politique du travail