La réminiscence de la « belle époque » n’appartient pas qu’à la droite conservatrice. En effet, il est facile, voire même tentant, de tomber dans une nostalgie romantique du bon vieux temps où toute la gauche étudiante nous paraissait unie, manifestant courageusement, carré rouge sur le cœur en revendiquant la gratuité scolaire. Cette vision idéalisée des grèves massives de 2012 invite à penser que l’ASSÉ a été un groupe radical au sein de la gauche étudiante, et qu’elle a représenté un courant relativement uniforme jusqu’à ce qu’elle meure de sa belle mort. Plus encore, on pourrait lui offrir tout le mérite de cette mobilisation historique et de toutes celles qui ont eu lieu dans la décennie. Or, les critiques par rapport à une telle structure qui viserait à « bâtir un mouvement étudiant fort et solidaire »1 ne se sont pas dissoutes avec l’ASSÉ et elles sont d’autant plus pertinentes alors que les vagues naissantes d’une nouvelle supra organisation commencent à mouiller les pieds du mouvement étudiant du soi-disant Québec.
La CRUES étant en pleine campagne d’affiliation, les parallèles avec l’ASSÉ abondent et les membres-fondateurices de cette nouvelle organisation ne se cachent pas qu’iels s’en sont fortement inspiré. Dans le texte De l’Ultimatum au Débordement2, paru récemment, on parle littéralement de la CRUES comme de l’héritière de l’ASSÉ, tout en rappelant quelques-uns des événements qui ont mené à l’agonie et à la mort de celle-ci. Évidemment, la CRUES souhaite apprendre des erreurs du passé de façon noble et pour le moment transparente, mais de telles structures, basées sur une centralisation inévitable des processus décisionnels ne peuvent, selon nous, que mener aux mêmes genres de dérives qui ont fait échouer l’ASSÉ.
Le temps passe et il se passe des choses
D’abord, relatons quelques événements qui ont marqué l’histoire récente de la gauche étudiante. Dès l’échec de la grève de 2007, de grandes discussions sont entamées à l’ASSÉ et un changement de stratégie s’opère dans l’organisation. La grève de 2012 a ensuite lieu, mais parallèlement l’organisation arrive de moins en moins à canaliser l’effervescence et les frustrations des militant⋅es des ailes plus mobilisées, radicales et critiques alors qu’un virage vers un plus grand souci de l’image médiatique de l’organisation se fait sentir. On pourrait affirmer que dans les organisations étudiantes de gauche la diversité des tendances devrait toujours être bien accueillie et on devrait permettre des espaces de débat même s’il est vrai qu’un groupe peut toujours essayer de saboter le développement d’une idée divergente. Ceci étant dit, il devrait toujours y avoir des lieux de discussion, de partage d’idées et une possibilité d’organisation pour les différentes tendances d’un mouvement, tant et aussi longtemps qu’elles partagent un objectif commun. C’est un peu ce qui a rapidement manqué à l’ASSÉ alors que son journal, l’Ultimatum, ne laissait plus la place à la libre soumission de textes et que des franges plus radicales et critiques, dont entre autres plusieurs féministes qui militaient notamment au sein du comités femmes et du comité luttes sociales, ont donc été de plus en plus mises de côté.
C’est un peu dans ce contexte que les comités Printemps 2015 sont nés avec pour certain·es, l’intention d’organiser un mouvement qui pourrait être rattrapé par l’ASSÉ3, dans ce cas-ci contre l’austérité et les hydrocarbures. La récupération n’aura jamais lieu. En contrepartie, une campagne de grève générale illimitée est organisée de manière autonome. Sans en constituer une critique exhaustive, on pourrait affirmer que le mouvement de printemps 2015 a subi énormément de répression, et ce sans gains notables. Ces comités ont tout de même démontré habilement qu’il était possible de s’organiser de manière décentralisée jusqu’à une campagne de GGI, déboulonnant par le fait même le mythe selon lequel une association nationale (qu’elle utilise ce terme ou non) est requise pour organiser de grandes grèves, l’ASSÉ ayant été pour le moins un frein tout au fil de cette campagne. Plusieurs critiques ont par la suite été adressées aux comités Printemps 2015, notamment la trop grande place accordée à l’informel dans l’organisation, certaines rencontres importantes se tenant pratiquement en privé.
À partir de 2016, les CUTEs (Comités unitaires sur le travail étudiant) sont créés, avec un principe changeant radicalement le paradigme classique de la vision de l’éducation au sein du mouvement étudiant québécois depuis au moins une décennie4. faire reconnaître les études non plus comme un service dont on est bénéficiaire, mais bien comme un travail méritant un salaire et des conditions convenables5. Après trois ans d’existence et suite à la grève des stages de 2018-2019, les CUTEs se dissolvent et le gouvernement annonce la mise en place des bourses Perspective Québec. À l’instar des comités Printemps 2015, les CUTEs s’organisent de façon autonome et en marge des associations étudiantes, mais privilégient quant à eux des rencontres publiques et une coordination des comités implantés sur les campus.
Au printemps 2022, des étudiant⋅es de l’UQAM parviennent à intégrer la rémunération des stages aux mandats de grève de leur assemblée (1er cycle de sexologie, 1er cycle de travail social, AFESH) malgré la COVID et s’organisent dans un groupe affinitaire, le collectif SPTS (un Salaire Pour Toustes les Stagiaires)6. Ce regroupement est aujourd’hui surtout actif à l’extérieur de Montréal. Malgré les intentions louables et une bonne volonté de s’organiser de manière autonome, le collectif SPTS se limite à un argumentaire isolant les stagiaires des autres étudiant·es en ne partageant pas la revendication de la reconnaissance des études en tant que travail privilégiée par les CUTEs.
Quant à eux, les mouvements pour la justice environnementale ont pris une certaine ampleur à partir de 2019, avec des structures et une mobilisation variées. Reste que la plupart de ces organisations ne traitent pas ou très peu des enjeux de classe relatifs à l’éducation, malgré certaines exceptions étonnantes parmi lesquelles on appelle même au démantèlement de l’école7.
Pour en finir avec l’ASSÉ
Le bilan de l’ASSÉ a déjà été fait de manière plus ou moins diffuse à travers d’innombrables textes8. Toutefois, nous ne pouvons, dans le contexte actuel, passer sous silence les raisons qui ont fait en sorte qu’elle soit dissoute, non pas dans le but de rouvrir de vieilles plaies, mais plutôt pour que nous puissions collectivement apprendre des erreurs du passé.
Rappelons d’abord que l’Association pour une Solidarité Syndicale Étudiante avait pour mission de « défendre les intérêts des étudiantes et des étudiants »9, entre autres par l’entremise d’une « organisation démocratique qui fonctionne sous le contrôle direct de ses membres »^10. Or, force est de constater qu’elle n’a pas su honorer cet engagement.
L’ASSÉ a largement outrepassé son rôle de « middle-man », dont l’utilité était déjà débattable, lorsqu’en 2015, le conseil exécutif a essentiellement sabordé la grève en publiant un texte11 invitant à la repousser à l’automne suivant, dans le but de s’aligner avec les grandes centrales syndicales regroupées en un dysfonctionnel Front commun. Évidemment, les statuts et règlements adoptés en congrès étaient supposés prévenir ce genre de situation en n’accordant pas de pouvoir décisionnel particulier aux membres du conseil exécutif. Dans les faits, on constate qu’il en était tout autrement si on considère l’impact de ce texte de réflexion qui a, de manière prévisible, été reçu dans les médias comme un communiqué officiel de l’ASSÉ. Le genre de situation souligné ici représente un des dangers de la centralisation d’un mouvement.
Ironiquement, plutôt que d’encourager les initiatives locales comme elle aurait dû le faire, l’ASSÉ a trop souvent sombré dans la récupération du travail de terrain auquel elle ne participait pas significativement, en édulcorant au passage les revendications portées par les militant⋅es ou en ignorant totalement ce qui était amené. Prenons pour autre exemple une situation vécue durant l’hiver 2017 par les militant·es du CUTE du cégep de Sherbrooke. Surfant sur la vague de la lutte pour la rémunération des stages, l’ASSÉ annonce une manifestation nationale à Sherbrooke et fait appel au CUTE local, qu’elle traite en subalterne, pour l’organiser selon des directives établies indépendamment de la base militante et ce sans contribuer aux efforts de mobilisation12.
Bref, en plus du manque de transparence et de la mise à l’écart des mandats féministes13, si l’ASSÉ a été dissoute c’est aussi en raison de la déconnexion entre ce type de structure et la volonté et les efforts locaux qui se traduisent, au mieux, par un doux mépris, au pire par du sabotage. On peut aussi souligner l’absence d’initiative flagrante des militant⋅es les plus motivé⋅es à faire autre chose qu’entretenir une grande structure bureaucratique. L’ASSÉ n’est pas morte de sa belle mort, mais plutôt d’une implosion inévitablement causée par les tensions qui émergent éventuellement de ce modèle d’organisation.
À qui la CRUES?
Les militant·es de la CRUES semblent vouloir instaurer un renouveau de la gauche étudiante soi-disant nationale, mais se limitent à ramener les façons de faire et les discours traditionnels. Que ce soit en s’inspirant directement du fonctionnement de l’ASSÉ, ou encore en remémorant le principe de « syndicalisme de combat », formule qui voudrait rappeler une certaine gloire syndicale, i.e. le Front commun de 197214, on continue encore et toujours de confiner le mouvement étudiant à la reproduction des méthodes du passé qui s’exercent au détriment des formes d’organisation plus créatives, autonomes et fondamentalement décentralisées. Cette décentralisation ne peut se limiter qu’aux principes, mais doit se pratiquer concrètement; là où il y a délégation du pouvoir, il y a une inévitable centralisation.
Actuellement, la CRUES donne l’impression d’être de toutes les luttes. Dans une perspective de mobilisation, on est toujours en droit de se demander où les efforts sont les plus utiles. Le travail nécessaire à la mise en place d’une méga structure et à l’affiliation de tous les syndicats étudiants de l’univers est pour le moins colossal et ces énergies auraient aussi bien pu porter fruit directement dans la mobilisation d’une campagne rassembleuse (et qui n’oublie personne), de manière plus décentralisée.
L’autonomie n’est pas une mode
Pour réellement exercer le pouvoir, les étudiant·es qui souhaitent mener des luttes peuvent se passer sans trop grande difficulté d’une supra organisation qui accorde une place démesurée à la représentation. Cette concentration des pouvoirs se fait d’ailleurs inévitablement dans les grands centres, ce qui rend encore plus difficile le militantisme sur les campus en région. En optant de façon presque fataliste pour la délégation du pouvoir, les associations étudiantes reproduisent les modèles du système parlementaire qui éloignent l’individu des structures organisationnelles et de l’exercice du pouvoir, et incidemment de la prise en charge d’un éventuel rapport de force. On semble oublier que c’est à travers la lutte que se crée un rapport de force, et non par l’instauration d’organisations qui tendent à noyer la gauche étudiante de la province dans une lourde bureaucratie.
À travers un mode organisationnel qui délaisse le représentation au national (entendre Montréal), il devient plus facile de former des militant·es au travail de terrain puisque les décisions quant à l’élaboration de la mobilisation et des revendications, sont prises dans par elleux-mêmes, et non à un palier auquel iels n’ont généralement pas accès. On évite ainsi la formation d’une armée de bénévoles qui vient mettre en œuvre les résolutions du « national ».
S’organiser de façon autonome, donc minimalement en marge des structures associatives traditionnelles, des syndicats, des partis politiques et sans faire du lobbyisme n’est pas de tout repos. Cette décentralisation radicale vient avec des inconvénients qu’on ne peut taire: il s’agit d’une méthode qui demande du temps et de l’énergie puisque la charge de travail n’est pas déléguée à d’autres, et rien n’assure sa pérennité en dehors de l’implication directe des militant⋅es. Cela dit, en pratique comme en théorie, c’est de façon intrinsèque la stratégie où le travail politique est le plus concrètement appliqué, en plus de permettre le développement de connaissances cruciales pour son émancipation, présente comme future. La lutte pour l’autonomie, par l’autonomie.
Il va sans dire que la nécessité d’utiliser les outils de démocratie directe qu’offrent les associations locales demeure, les assemblées générales visant justement à maximiser le pouvoir décisionnel des étudiant⋅es. La contre-productivité d’une association dite nationale vient du dédoublement des structures, qui fait en sorte que le pouvoir de chaque individu se retrouve dilué puis concentré dans les mains d’une équipe exécutive.
Avec les inégalités de classes qui ne cessent de prendre de l’ampleur, il est primordial pour la gauche étudiante de bâtir des ponts avec d’autres groupes militants et personnes précaires afin de décloisonner les étudiant⋅es du reste de la société et remettre en question la prétendue indépendance de l’activité étudiante du système capitaliste.
La solidarité ne se bâtit pas dans les congrès contrôlés par un noyau d’exécutant⋅es. Elle se crée, à la base, dans les liens concrets tissés à travers les luttes, de façon à bâtir un rapport de force pluriel et diversifié. En canalisant le discours pour éviter les débordements, on élude forcément des revendications moins populaires, quoique pertinentes, alors que les personnes à l’origine desdites revendications se retrouvent trop souvent ostracisées.
S’organiser en groupes de lutte autonome à partir de quelques principes communs permet de limiter beaucoup de dérives, en plus de réellement diriger les énergies vers la lutte, et non vers la mise en place d’une association titanesque qui fera inévitablement naufrage.
Jean-Michel Laforce, futur étudiant en éducation à l’UdeS
Félix Dumas-Lavoie, étudiant en informatique à l’UdeS
Samuel Nolet, étudiant en travail social au cégep Marie-Victorin
Notes
1. Rubrique «Présentation» du site web de l’ASSÉ
2. De l’Ultimatum au Débordement de Rémi Grenier https://crues.org/2023/09/13/de-lultimatum-au-debordement/
3. Ce mouvement s’est d’ailleurs organisé suite au constat que la structure de l’ASSÉ était trop grosse: il n’était plus possible de voter des grèves parce que plusieurs associations-membres avaient changé de conseil exécutif et avaient perdu leur tradition d’AG, entre autres.
4. C’est surtout dans la construction de la grève de 2012 que l’idée de « bien commun » en éducation est devenue mainstream dans le mouvement étudiant.
5. Pour en apprendre plus sur la revendication de salariat étudiant et le modèle théorique sur lequel s’appuyait les CUTEs, voir le texte Faire revenir le temps payé d’Annabelle Berthiaume, Camille Marcoux, Valérie Simard et Étienne Simard https://www.revue-ouvrage.org/revenir-temps-paye/ ou encore le livre Grève des stages grève des femmes paru aux éditions Remue-Ménage en 2021.
6. Pour davantage d’informations sur l’initiative du collectif SPTS: https://shorturl.at/cjtO9 ou facebook.com/collectif.spts
7. Texte d’Éloi Halloran sur Le temps (limité) de militer https://shorturl.at/npT24
8. Pour une partie de ces textes voir: https://raz-de-maree.info/tag/asse/
9. Statuts et règlements de l’ASSÉ, chapitre 1, article 3
11. Si ce texte nous est introuvable, on y fait référence dans le procès-verbal du congrès du 4 et 5 avril 2015 (https://nouveau.asse-solidarite.qc.ca/wp-content/uploads/2015/03/pv-congres-4-et-5-avril-2015.pdf)
12. Voir Mourir sans quorum du CUTE-Cégep de Sherbrooke, dans Grève des stages, grève des femmes, p.217.(https://raz-de-maree.info/archive/mourir-sans-quorum/)
13. Voir ce texte de réflexion du Comité féministe du SECMV, paru le 24 février 2016. (https://shorturl.at/CFLM4)
14. Le Front commun de 1972 est le mythe fondateur du syndicalisme moderne dans la province. Notons qu’au printemps 1972 les présidents des centrales syndicales (CSQ, FTQ et CSQ) ont trahi la volonté des membres en demandant le retour au travail. Pour plus d’informations, voir la page 96 du livre: Les travailleurs contre l’État bourgeois, de Diane Éthier, Jean-Marc Piotte et Jean Reynolds (https://shorturl.at/grvH7), ainsi que le documentaire Pouvoir oublier de David Simard et Pierre-Luc Junet (https://shorturl.at/kovC8)