Tu travailles pour qui? Une grève, trois récits

 

Par Loïc Carpentier, Félix Dumas-Lavoie, Camille Marcoux et Amélie Poirier

 

AUTONOMIE ET BUREAUCRATIE

Pour un magazine de bilan, une démonstration de l’opposition inhérente entre l’organisation en autonomie et la bureaucratie étudiante s’imposait. Les Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE) et les Comités pour la rémunération des internats et des stages (CRIS) annonçaient dès leurs débuts un refus de reprendre les dynamiques caractéristiques aux grèves étudiantes passées, c’est-à-dire une centralisation des pouvoirs au sein d’organes de représentation et une organisation sur un plan national. Nous ne voulions ni porte-parole, ni stratège, ni contrôleur.se de foule, ni négociateur.rice, et le moins d’obstacles bureaucratiques possible. Autrement dit, nous voulions nous donner une plus grande autonomie vis-à-vis des petits et des grands boss, en tentant de permettre au plus grand nombre d’acquérir des connaissances pratiques, théoriques et critiques sur l’organisation dans nos milieux de travail. Mais, il ne suffisait pas de vouloir. Les critiques publiques des structures en place devaient s’accompagner de nouvelles structures organisationnelles réfléchies et débattues parmi toutes les personnes intéressées afin de tendre à les démocratiser et à les légitimer pour la grève à venir[1].

Du coup, une guerre de pouvoir se déployait : opposition des stratégies, opposition des finalités de la lutte et opposition d’intérêts. Les CUTE et les CRIS se butaient à de constantes remises en question. Les décisions prises pour nous-mêmes, comme celles adoptées dans les instances de coordination nouvellement créées, étaient dénoncées pour leur illégitimité. Les exécutant.e.s d’associations étudiantes et leur entourage défendaient les structures représentatives qu’iels avaient choisi d’investir, passant du « faut bien que quelqu’un.e le fasse » au « manque de coordination nationale qui aura la peau de cette grève », pour conclure avec le souci d’une juste représentation du corps étudiant. Nous nous sommes fatigué.e.s à refuser les redditions de comptes et à rejeter les commandes à travailler pour d’autres, pendant que la bureaucratie étudiante se réclamait de l’autonomie sous le couvert de l’anonymat.

En soutenant la pertinence d’orienter une campagne de grève autour de la revendication d’un salaire pour tous les stages sans égard à la discipline et au niveau d’étude, les militant.e.s des CUTE et des CRIS proposaient aussi de mettre en œuvre une nouvelle stratégie : la grève des stages. Celle-ci exigeait de repenser la grève dans le milieu étudiant. Un blocage généralisé des milieux de stage étant impossible (ils existent par centaines et ne sont pas répertoriés), il était plutôt attendu que chaque stagiaire quitte son milieu de stage de manière individuelle et volontaire. Comment alors soutenir les personnes courageuses qui assumeraient la grève devant leurs enseignant.e.s, leurs futur.e.s collègues, leur direction, et qui s’exposeraient ainsi à une forte répression ? C’est à cette question que les militant.e.s des CUTE et des CRIS ont tenté de répondre en créant des espaces pour se reconnaître, s’organiser, et se légitimer. C’est à la grève des stages qu’iels se sont consacré.e.s avant, pendant et après celle-ci.

La grève, par les risques qu’elle impliquait de part et d’autre, a rendu indéniable la cohabitation conflictuelle entre autonomie et bureaucratie. Voyez par vous-mêmes l’opposition en pratique par ces quelques récits de grève. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou faits vécus est délibérée.

 

Fiction permanente

10h. C’est parti pour une autre journée de boulot. La permanence de l’association étudiante franchit les portes de l’école et se prend un café en chemin. Déjà, ça grouille autour de son bureau. La tension est palpable, l’assemblée générale de grève a lieu aujourd’hui. Des centaines d’étudiant.e.s débattront d’un mandat de débrayage de leurs cours ainsi que de leur stage afin de faire pression sur le gouvernement et l’école qui les exploitent en les obligeant à accomplir ce travail sans salaire pour obtenir leur diplomation. L’imprimante a buggé. Code d’erreur. Il manque du rouge. On fouille dans les recoins de son bureau et du débarras, sans succès. Les impressions en couleur devront se faire ailleurs. Les plus entêté.e.s insistent : l’impression en noir et blanc fera l’affaire. Des militant.e.s des CUTE tentent de configurer la machine. Une bonne partie de leur journée sera consacrée à imprimer et plier des tracts en vue de l’assemblée en soirée.

La permanence avait, pour sa part, terminé ses tâches pour l’assemblée à venir. Elle avait dû s’y prendre à deux fois pour la réservation d’une salle. On avait insisté pour une assemblée en soirée afin de permettre aux stagiaires, en stage le jour, d’y participer. On se rassemble dans son bureau pour jaser stratégie et logistique en équipe, ses boss, ses collègues et elle. Les préoccupations sont variées. Qu’en est-il de l’annulation de la session ? Après combien de semaines peut-elle être écourtée ? Comment éviter les demandes d’amendement abusives lors de l’assemblée ? Combien de temps la salle est-elle disponible ? Elle se fait rassurante. Le récit des grèves passées allège l’atmosphère ; 2005, 2012, 2015, c’est un long cycle qui se répète. Tout a été vu. Et pourtant…

Comme l’exécutif de l’association étudiante varie au gré des sessions, la pérennité de l’organisation repose inévitablement sur ce qui reste : la permanence. Service assurant le fonctionnement ininterrompu d’une administration, d’un organisme. L’institution scolaire n’a plus de secret pour elle. Alors qu’elle était toujours aux études, la permanence s’était battue pour faire reconnaître son association étudiante par son école. Cette reconnaissance mutuelle permettait à l’association, par l’entremise de ses représentant.e.s, de prendre place à la table des grand.e.s pour décider conjointement de l’avenir de l’école. Elle entraînait en prime l’obtention de cotisations obligatoires et automatisées… La salariée lève le son de sa musique baroque.

Lorsqu’on lui confie l’administration des fonds, elle assure leur bonne gestion en conformité avec les mandats d’assemblées générales. Les militant.e.s des CUTE peuvent témoigner de l’assiduité de ce contrôle. Leur code d’impression est régulièrement changé pour assurer un suivi du contenu ; leur matériel est souvent jugé de l’ordre de la mobilisation plutôt que de l’information pour justifier le refus de l’impression (il y avait déjà un comité mob pour ça) ou leurs affiches sont scrutées pour du contenu ostentatoire. Malgré sa constance dans le temps, assurer la permanence n’est pas un long fleuve tranquille. Résister à l’influence de ses amitiés et de ses affinités politiques est un exercice difficile. Une impression par-ci par-là, venez-vous-en, la bière est servie, mon bureau est ton bureau, party.

La population étudiante intéressée par l’assemblée générale est plus nombreuse qu’attendue, la salle est pleine. Des regards hésitants parcourent ses murs, ses allées, son projecteur, ses lumières, les micros tout en avant ; sa prestance s’impose tranquillement. On installe la table du présidium. La permanence est chargée de l’animation. Elle devra assurer un déroulement conforme aux règlements de l’association. Alors qu’elle commence à s’y retrouver assez aisément, on lui confie de plus en plus cette fonction en y conjuguant l’ajustement de ses heures de travail. L’ouverture de l’assemblée est adoptée, elle entre en scène. Quelques remises à l’ordre sont faites avant que la salle retrouve le silence. Qui prendra la parole en premier ? Un coup d’envoi devra être donné pour que les autres s’enchaînent. Le premier débat concerne la levée des cours. Sans elle, les profs et les chargé.e.s de cours n’en démordent pas, des classes auraient lieu pendant l’assemblée.

Une trentaine de minutes plus tard, la levée des cours est terminée et l’assemblée reprend. La salle déborde à présent. Au fond, de nombreuses personnes sont debout et tentent tant bien que mal d’entendre les échanges. D’une voix tremblante, une étudiante présente une proposition de grève générale illimitée des cours et des stages durant laquelle devrait se tenir une assemblée de reconduction de la grève chaque semaine. La tension s’élève d’un cran. Cette proposition était l’aboutissement de longues heures de réunion, de compromis et de préparation. Quelques rumeurs d’amendements avaient circulé durant la semaine précédente, les militant.e.s avaient tenté de se préparer à toute éventualité.

Les interventions sont presque unanimes sur le fond de la revendication de rémunérer les stagiaires. C’est le moyen d’arriver aux fins qui ne fait pas consensus. La permanence est bien placée pour comprendre cette revendication. C’est grâce à son statut de salariée qu’elle, comme plusieurs autres permanences, avait réussi à se syndiquer. Depuis, elle avait réussi à contrecarrer toutes menaces de perte d’emploi et stabilisé ses conditions d’emploi. Bref, le débat n’a rien d’original ; grève, pas grève. S’enchaîne ensuite, comme anticipée, une série de demandes d’exclusion. Avant même son adoption, on est prêt.e à se désolidariser de la grève. C’est l’encan du plus mal pris et du plus exceptionnel. J’ai déjà payé mes billets d’avion pour mes vacances. Je ne peux pas me permettre une année de plus. Moi, c’est par choix que je fais mon stage. On compte sur nous, c’est la population qui écopera. Je fais mon stage outre-mer. Une fois, deux fois, trois fois… vendu ! Celles et ceux qui avaient eu les moyens de s’acheter un stage à l’extérieur du pays s’étaient aussi acheté la paix, désormais écarté.e.s du mandat grève. La permanence traite chaque demande avec attention. La forme des propositions n’est pas à négliger, et les intervenant.e.s l’apprennent souvent à leurs dépens. L’animation est sévère et, à son tour, sera sévèrement évaluée. L’assemblée est ponctuée de débats interminables sur les procédures. Les plus assidu.e.s des bureaucrates entrent alors en joute devant un auditoire captif, parfois désintéressé, le plus souvent perplexe. Il est difficile de trouver plus démobilisant.

Impatient.e.s, certain.e.s commencent à lever les yeux au ciel. Les files derrière les micros qui ne semblent pas s’épuiser en convainquent plusieurs, de toutes allégeances, d’y prendre part. Iels sont prêt.e.s à voter, d’autres le seraient aussi. Une procédure leur permet justement de couper court aux échanges. « Je demande la question préalable ». Des soupirs de soulagement et d’exaspération se font entendre. Les paris sont faits. On avait tenté de permettre au plus grand nombre de participer, mais on ne voue pas la même attention à ce qu’il a à dire. Un mandat de grève, pourquoi ? Et, comment ? Qu’à cela ne tienne, la majorité est prête à voter et on effectue le décompte. Après cafouillage et recomptage, la grève est adoptée à majorité. Quelques éclats de joie surgissent au fond de la salle, des moues de mécontentement se dessinent et les inquiétudes de beaucoup demeurent. Les exécutant.e.s s’enlacent, le coeur léger, leurs pieds se soulèvent du sol ; c’est mission accomplie. Les assemblées générales représentent un passage obligé : on peut débattre des revendications, octroyer des ressources financières et s’entendre sur les modalités générales de la grève. Mais, au final, elles ont peu à voir avec la réalisation de la grève des stages. Si l’interruption des cours est presque assurée par les traditionnels piquetages et levées des cours, il en est tout autrement pour les stages. Des stagiaires hésiteront à débrayer jusqu’à la veille du déclenchement de la grève, et plusieurs réviseront même leur décision en cours de route.

La journée de travail de la permanence terminée, elle note ses heures sur sa feuille de temps. On se réunit à nouveau dans son bureau. Debriefing. Coups de fil. Bières. Cigarettes. Le vote était serré. Rien n’est gagné d’avance avec cette grève.

 

L’exécution

8h30. Un exécutant ouvre le local de l’association étudiante. Durant la semaine de grève, l’exécutif est dispersé entre les tournées des milieux de stages, les levées des cours, les corvées de bouffe, les rencontres diplomatiques et le repos ; ce sera chacun.e son tour. Le rythme de la grève est essoufflant. Pour les exécutant.e.s qui reçoivent rémunération, les heures arrêteront d’être comptées.

Les couloirs de l’école sont anormalement vides, il est encore tôt. Comme point de rassemblement, les étudiant.e.s occupent un espace dans l’établissement. Rapidement, il a été délimité par du mobilier, des vêtements éparpillés, la table de collations et quelques bannières suspendues. Les personnes commencent à arriver pour la levée des cours du matin. En attendant, elles se servent du café, dégustent un muffin et testent le confort des divans. Le moment venu, près d’une trentaine de personnes partent d’un bord et de l’autre de l’école avec des listes de cours à lever, distribuées à la criée par une exécutante perchée sur une chaise.

Quelques exécutant.e.s mènent les pelotons. Le labyrinthe des couloirs de l’école n’a pas de secret pour elleux, iels s’y sentent comme à la maison. Après tout, iels y logeront presque toute la semaine. Sur les murs qui bornent leur passage, les graffitis donnent le ton. À nous l’école. Sous écoute. Vive la grève ! Printemps tout le temps. Adorable mais pas CUTE. Contre Garda et son world. Notre école, nos murs, ok ? Action directe. Première classe : vide. Deuxième classe : vide. Troisième classe : une prof devant une classe vide. Quatrième classe : vide. Cinquième classe : quelques étudiant.e.s font un travail d’équipe. Selon toute vraisemblance, la légitimité des mandats de l’association étudiante n’est pas remise en question. La levée des cours est protocolaire. Mais hop, un texto. Une classe est animée : un prof et des étudiant.e.s refusent de quitter la classe. Il y aura de l’action finalement.

Les murs de l’école délimitent le terrain de jeu des exécutant.e.s ; les efforts d’élargissement ne les intéressent guère. À l’exception des manifestations organisées à coup d’appels larges, les pas franchis à l’occasion des levées de cours seront les seuls initiés par les exécutant.e.s, voire même par la gauche, pendant la grève. Iels réclament plutôt un plan de match pour qu’advienne une grève spectaculaire. Pourtant, la grève n’inspire ni l’écrit ni les débats. Leur temps est libéré pour la fête. Il ne leur revient pas de formuler des idées et de les défendre : iels sont là pour exécuter, développer de bonnes relations politiques et s’en réjouir avec des bières de fin de journée.

Aussi radicaux.ales qu’iels soient ailleurs, iels entretiennent la démocratie représentative en revendiquant la neutralité de leur conseil exécutif. Cette neutralité est performée par le silence lors de débats publics ; en assemblée générale comme en conseil de grève. Pourtant, l’investissement des associations est motivé par le contrôle des ressources, c’est régulièrement admis. De la sorte, iels font obstacle à la droite qui, elle, n’est pas neutre dans l’exercice de fonctions administratives. Et pour faire vivre l’association, ses ressources financières sont distribuées avec parcimonie. Elles ne doivent pas être accaparées par des groupes politiques externes ; autrement dit, à quoi serviraient l’association, ses comités ou ses instances ? La préservation et la reproduction de l’association se passent de mandats ; elles sont immanentes à la bureaucratie. Pour la même raison, en coulisses, les exécutant.e.s sont partout où l’école les appelle : au COP, à la TC, à la Commission des études, à la PIM, au Conseil académique, à l’inter-inter, à l’intermodulaire, à l’interfacultaire[2]. Pour pouvoir représenter, il faut d’abord être reconnu. En plus, c’est payant à mettre sur son CV.

En temps de grève, les rencontres diplomatiques se multiplient. Le syndicat des enseignant.e.s convoquent les représentant.e.s étudiant.e.s. Une rencontre entre médiateur.rice.s, ça fait beaucoup de bonne entente. Les syndicats réclament de ne pas être mêlés au conflit et demandent la condamnation des actes qui ciblent des membres du personnel enseignant. Les représentant.e.s étudiant.e.s se désolent de l’escalade des tensions, tout en réitérant leur méconnaissance des actions organisées de manière autonome. Tou.te.s sont d’accord à ce que les différends se dépersonnalisent et prennent l’engagement de réprimander les membres qui n’adhèrent pas à cette éthique. Le compagnonnage est abruptement interrompu : une occupation vient d’être déclarée. Y’ont encore foutu la merde !

 

La pièce manquante[3]

5h45. Le réveil n’est pas facile. Ce matin, des militant.e.s se réunissent pour former une ligne de piquetage devant l’entrée d’une école où un stagiaire fait son stage. Il est menacé d’échouer s’il ne rentre pas travailler. Une semaine de grève, c’est gérable. Un jour de plus, c’est trop. Il ne faut pas oublier les tracts. Et les gants. C’est le mois de mars, il fait froid.
Le piquet de grève à l’entrée de l’école accueille le personnel et les jeunes. Deux personnes se faufilent à l’intérieur pour laisser des tracts dans le pigeonnier des profs. Le prof responsable du stagiaire arrive, visiblement tendu par l’accueil qui lui est réservé. Il avait été libéré de sa classe grâce au stagiaire ce qui lui permettait de prêter main-forte à une collègue débordée. Avec la grève, tous ces arrangements tombaient à l’eau. Alors que ses collègues refusent de plus en plus la supervision d’enseignant.e.s en formation, il avait déjà fait beaucoup en acceptant cette tâche. On lui rétorque que le but de la grève est précisément de perturber les milieux de travail – lui-même syndiqué, il devrait s’y connaître. Pourquoi mettre la pression sur l’étudiant qui ne fait que respecter son mandat de grève ? Les conditions de travail difficiles en enseignement ne sont pourtant pas étrangères à celles des stages. Rien n’y fait. Son ultimatum lancé, le prof entre dans l’école. Le stagiaire a le choix entre le retour au travail avec celui-là même qui l’a acculé à briser son mandat de grève ou la poursuite de la grève, ce qui signifie un échec potentiel. Il décide de refuser d’entrer.

8h30. En route vers l’université, on se réchauffe lentement dans le métro. Les stagiaires ne tarissent pas d’histoires d’horreur :

— Ma superviseure m’a envoyé deux messages hier. Elle insiste pour savoir si je respecte la grève et me dit qu’elle fera mon évaluation dans mon milieu comme prévu.
— Moi, elle exige que les journées de stage manquées soient reprises. Ça me stresse, j’ai un contrat qui commence dès la fin prévue de mon stage !
— La carrière de prof et de chercheure de ma directrice de programme est basée sur une analyse féministe, mais c’est l’une des plus hostiles à la grève dans le département.
— On se fait dire qu’on manque de professionnalisme parce qu’on fait la grève. Faudrait d’abord nous payer avant de nous parler de professionnalisme ! Et, tou.te.s les syndiqué.e.s manquent donc d’intégrité professionnelle ?
— J’ai une amie qui a fait la grève les premiers jours, mais les menaces de son milieu persistaient, donc elle est retournée au travail. Moi, par chance, l’organisme communautaire où j’effectue mon stage s’est publiquement solidarisé ! Ça joue pour beaucoup[4].

On se sert de ce qui reste de café avant de se diriger vers le local pour la rencontre hebdomadaire des stagiaires. Après plus d’une semaine de grève, les menaces d’échec et de reprise se multiplient de manière tout à fait arbitraire. La promesse des grèves passées – ni échec ni perte de session – ne peut être moins certaine. Bien que les stagiaires cèdent parfois à répondre individuellement aux courriels et aux appels téléphoniques, les Rencontres de stagiaires permettent de réfléchir à des stratégies collectives et sortir de l’isolement. Tournée des milieux de stages. Lettres aux superviseur.e.s. Lettres de solidarité signées et diffusées. Manifestation interne et dénonciations publiques des profs problématiques. Recherche d’enseignant.e.s solidaires et prêt.e.s à prendre en charge les stagiaires pour qui le milieu a mis fin au stage en raison de la grève. Conférence de presse et perturbation d’un événement de célébration de l’université… Malgré toutes ces initiatives, les pressions ne cessent pas.

Après les différentes assemblées de reconduction, la grève est officiellement terminée. Mais, la répression des stagiaires, elle, se poursuit de plus belle. Une majorité des grévistes retournent dans leur milieu de stage, l’angoisse au ventre, où elles devront être évaluées par la même personne qui les a trahi.e.s dans les semaines précédentes. Les dizaines de stagiaires qui refusent de reprendre les heures de stage débrayées mettent en péril la réussite de leur stage : des heures non reprises entraînent un échec. Pour quelques autres, leur stage a été annulé par le milieu. Lors d’une Rencontre de stagiaires, il est décidé d’organiser une occupation et d’en appeler à la solidarité des collègues par une grève des cours.

 

. . .

 

Une vingtaine de personnes entrent dans les bureaux de la direction. Elles ont bien réussi leur coup : la porte n’était pas barrée. Les employé.e.s ne savent pas où se réfugier. Ce n’est pas long que les Gardas se pointent, suivis du vice-doyen, en panique. Les représentant.e.s des syndicats des profs et des chargé.e.s de cours se joignent aussi à la mêlée.

Le personnel tente de désamorcer la situation usant de stratégies de négociation infantilisantes peu subtiles. Les occupant.e.s sont relativement calmes pourtant. Seulement, iels exigent qu’aucun.e stagiaire en grève ne soit mis.e en échec ou n’ait à reprendre les heures de stage débrayées, comme c’est le cas pour les cours. Iels ne quitteront pas les bureaux sans un engagement écrit. Le vice-doyen se porte à la défense de l’institution, insistant sur le respect de la durée des stages et sur les objectifs fixés. De leur côté, les représentant.e.s des syndicats essaient de comprendre pourquoi une telle occupation a lieu. Alors que la discussion arrive à un cul-de-sac, le vice-doyen mentionne qu’il y a une rencontre, en après-midi, avec les directions de programme et l’administration – une autre ! – pour discuter de la situation des stagiaires qui ont fait la grève. Un bon moment pour se faire entendre, selon une représentante syndicale.

Après quelques heures d’occupation, voilà qu’un exécutant débarque nu bas, un peu nerveux. On pourrait croire qu’il répond à un appel d’urgence. Il réclame une mise à jour des stagiaires et étudiant.e.s : comment se déroule l’occupation, quels sont les derniers développements, la nature des échanges avec le vice-doyen, les demandes formulées ? C’est qu’il ira à la rencontre tout à l’heure. Il veut bien les représenter ; il mettra même des chaussures pour l’occasion. Quels intérêts défendra-t-il ? Il est difficile de le savoir. « Et c’est quand que vous allez mettre fin à l’occupation ? »

Épilogue

Les assemblées générales de grève contre la répression des stagiaires n’auront jamais lieu. Dans un cas, l’assemblée a refusé de se consacrer à la question, dans un autre, les exécutant.e.s promettaient, avant même le dépôt d’une pétition pour sa tenue, qu’elle ne se concrétisera jamais. Bien que les étudiant.e.s de l’UQAM avaient été invité.e.s à participer à une Semaine contre la surveillance et la répression dès le mois d’octobre 2018, l’expertise partagée aura peu servi. On apprendra quelques jours plus tard, par l’entremise d’une publication Facebook, qu’une entente avait été négociée et conclue avec l’administration. Une grande victoire, qu’on nous disait. L’administration permettait aux stagiaires d’abandonner volontairement leur stage pour l’année en cours afin d’éviter l’échec. Iels pourraient reprendre leur stage l’année suivante, et ce, à leurs frais. Quelle victoire…

Les seul.e.s qui s’en réjouissent, ce sont bien les exécutant.e.s. La décision de privilégier la concertation dans les instances de l’UQAM pour contrecarrer l’organisation contre la répression des stagiaires n’est pas anodine ni sans conséquence. C’était la voie toute tracée pour condamner la grève des stages, une fois pour toutes. À l’avenir, il est toujours possible d’affirmer que la grève n’entraîne pas l’annulation d’une session, à l’exception des stages. Ils retrouveront donc le sort qu’on leur réservait autrefois : leur exclusion des mandats de grève. Les invitations à l’unification des tendances de la gauche peuvent continuer de se faire, on pourra encore nous inviter à mettre de l’eau dans notre vin, mais le sacrifice des stagiaires en grève, on s’en souviendra.

Mais tout n’est pas perdu. C’est lors de la grève que s’est développée une conscience collective du travail extorqué et que les revendications des stagiaires se sont précisées, voire radicalisées. Pour la première fois, une revendication concrète de l’abolition des stages s’est façonnée. Le travail manqué ne sera pas repris. Payez-nous ou passez-vous-en ! Dans ce conflit de travail, nos allié.e.s se sont distingué.e.s. On se souviendra aussi des profs harcelant.e.s, des bureaucrates syndicaux.ales démobilisant.e.s, de certain.e.s (futur.e.s) collègues réactionnaires, des représentant.e.s qui négocient en secret avec la direction, et on en passe. L’organisation contre la répression des grévistes permettait de remettre en question les paradoxes et les violences de l’école exacerbés par la grève. L’école me déqualifie pour que je continue de faire le travail que je fais déjà, mais gratuitement. On a déjà fait plus de 700 heures de stage avant la grève, les profs ont plus que ce qu’il leur faut pour nous évaluer. Je suis en formation, mais il n’y a aucune place pour l’exploration ; ce n’est pas le temps d’essayer, on me demande pratiquement de mimer. Mon prof, la direction de programme et mon milieu de stage se renvoient la balle pour ne pas me répondre; personne n’est responsable, mais tout le monde agit comme mon boss. Il ne s’agit pas d’une oeuvre spontanéiste. Le conflit, ça se crée : une revendication large et bien appuyée, la construction d’une légitimité des principal.e.s concerné.e.s, un moyen de pression qui se défend et un risque partagé. Et, bien évidemment, les gains pour les stagiaires à venir confirment, pour les sceptiques, que la grève paie, encore ! Mais, attention à ne pas confondre ces quelques mots avec un éloge de la grève. La grève, elle écorche, elle est parsemée de violences contre nous et entre nous. C’est un acte organisé qui désorganise. On se repose encore, mais ses leçons sont riches.

Il ne s’agissait toutefois pas de faire la grève à tout prix, sans égard à la base mobilisée ou aux façons d’y arriver. Grève des stages. Tel était le titre du premier CUTE Magazine publié à l’automne 2016. L’objectif de la campagne était d’amener les étudiant.e.s et les stagiaires à se concevoir comme travailleur.euse.s et, par conséquent, à revendiquer un salaire par la grève, c’est-à-dire par le refus de continuer à travailler gratuitement. À l’automne 2018, lorsqu’une grève étudiante de grande envergure devenait envisageable, plusieurs réclamaient un renouvellement de l’appel à la grève qui avait jusqu’alors circulé. La gauche étudiante des programmes de sciences humaines, pour la plupart sans stage obligatoire, envisageait un mouvement de grève en solidarité. Le plus souvent, cette proposition était synonyme d’un rejet du statut de travailleur.euse et d’un désintérêt de l’enjeu de la rémunération des stages[5]. Comme si les stages, et même le travail étudiant, ne les concernaient pas, ni maintenant ni jamais. Au sein des CUTE, les tensions aussi se faisaient sentir. Comment réussir à mobiliser les personnes sans stage ? Lors d’InterCUTE[6], des militant.e.s proposaient de se consacrer davantage à la revendication du salaire étudiant, notamment en développant une analyse sur les dettes étudiantes, et d’entreprendre des actions d’éclat en parallèle de la grève des stages. D’autres s’inquiétaient pour la grève des stages qui reposait toujours sur un équilibre fragile. La campagne de grève aura finalement été parsemée de compromis : un discours quelque peu adapté, des drops de bannières, l’organisation de manifestations régionales et une grève des stages qui a existé, mais pas partout.

La grève représentait donc une condition sine qua non à notre organisation. Seule notre façon de nous s’organiser, autonome et décentralisée, aura permis l’adoption de mandats de grève des stages, et seule la perspective de grève justifiait la création de comités autonomes un peu partout ; c’était un état de co-dépendance. Là étaient les assises d’une lutte qui rejette les principes bureaucratiques, et agit contre la bureaucratie en place. D’abord parce qu’une organisation autonome qui fonctionne remet nécessairement en question la légitimité des associations étudiantes à lutter en notre nom, voire la nécessité pour elles d’être partie prenante des luttes. Et ensuite, parce qu’au moment de sa concrétisation, la grève s’oppose aux intérêts de la bureaucratie étudiante. Alors que le débrayage peut être initialement défendu par les exécutifs, dès son déclenchement, les intérêts de la grève, comme son rythme et son imprévisibilité, s’imposent et perturbent le fonctionnement des associations étudiantes. La grève est celle qui, dorénavant, motive l’organisation d’assemblées générales, engendre la prise de décision collective, justifie des dépenses importantes, etc. Les exécutifs doivent s’y consacrer, eux aussi, et ne peuvent du même coup assurer la reproduction des associations. Cette sollicitation accrue des ressources (temps, argent, énergie) met en péril la survie des structures associatives, et, de ce fait, engage les exécutifs dans une résistance aux impératifs de la grève. Par exemple, on a pu voir des exécutifs et des permanences rejeter la tenue d’assemblées générales de grève parce que celles-ci animaient la grogne d’étudiant.e.s menaçant d’entamer une campagne pour la dissolution de l’association. Ou encore, d’autres prétexter que « la population étudiante n’est pas rendue là » pour étouffer rapidement la mobilisation vers la grève.

Finalement, malgré les tensions plus ou moins latentes, des exécutant.e.s auront assistés à la majorité des rencontres des CUTE et des CRIS, surtout à l’approche des périodes de grève. Leur présence trahissait la légitimité désavouée que les militant.e.s des comités avaient acquise à force de textes de réflexion théorique et pratique, de tournées de classe, de tractages à l’entrée des écoles, d’ateliers, de prises de parole dans les assemblées, de rencontres d’organisation et de stratégies défendues et exécutées. La tolérance à l’endroit des exécutifs et autres bureaucrates professionnel.le.s dans nos espaces d’organisation aura toutefois eu un prix. À l’ultime session de la campagne, les rencontres des CUTE étaient hantées par la gestion des exécutant.e.s pendant qu’iels s’organisaient contre nous, qu’iels s’imposaient comme médiateur.trice.s et qu’iels nous ridiculisaient sur internet. Le temps perdu à défendre nos stratégies au sein de nos propres rencontres, pour le faire à nouveau dans les instances de coordination, l’énergie mise à répondre au travail qui nous était demandé en sous-traitance et la reconstruction qui suivait les insultes misogynes à toutes les sauces ; tout ça avait un coût. Les militant.e.s en paient le prix, et la campagne aussi, toujours. On se permet maintenant d’envisager de nouvelles tentatives d’organisation pleinement autonomes de la bureaucratie étudiante et syndicale.

 


  1. Pour prendre connaissance de certaines de ces critiques et débats, voir « La réplique autonome » : https://tinyurl.com/y48nlvzs, «15 000 journaux qui se distribuent tout seuls » : https://tinyurl.com/yyjzmpb5, « Et pendant ce temps en région » : https://tinyurl.com/y3kobep4, « Réflexion sur la grève des stages et la reconfiguration du mouvement étudiant » : https://tinyurl.com/y3j49owa ↩︎
  2. Inutile de contacter les autrices ou auteurs de cet article pour la signification des acronymes ou pour connaître le rôle des instances énumérées, iels ne les savent pas non plus. ↩︎
  3. Ce dernier tableau est surtout inspiré de la grève des stagiaires de l’UQAM, où la grève des stages s’est déroulée sur une plus longue période à l’hiver 2019. ↩︎
  4. Suite à la grève, des stagiaires ont pris l’initiative de recueillir des témoignages sur l’expérience de la grève et des conditions des stages non rémunérés. Le zine Stagiaires en calvaire est disponible ici : https://tinyurl.com/yydmmefe ↩︎
  5. Pour une réponse aux critiques des tendances de gauche sur les enjeux que soulèvent la revendication d’un salaire, voir le texte luttes pour un salaire du présent numéro. ↩︎
  6. L’InterCUTE était une instance de coordination entre les différents CUTE et CRIS. Elle avait pour objectif de mettre en commun des stratégies et analyses, afin d’élaborer une orientation commune de mobilisation et de permettre une distribution des ressources. ↩︎
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